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maladie

  • Chambre 215

    Elle s'est effacée devant lui pour le laisser passer. Il s'est retourné vers elle, encore dans l'embrasure. Un instant entre eux deux. Elle a compris. Elle reviendra dans cinq minutes. Tout peut se faire en si peu de temps, de ranger, de vider, ou pas, aussi. Il n'y a pas grand chose, comme on dit. On parle parfois très vite. Il s'est assis dans le fauteuil où, hier, il était, dans l'angle, à le regarder dormir à moitié, échangeant quelques mots décousus quand il ouvrait l'œil. Le soleil arrive en transversale. Il y a l'odeur persistante de camphre, d'éther et de bouillon. Midi. Le lit est encore emmêlé du drap. Les fils de perfusions pendent. Puis les objets, ce qu'il avait amené avec lui. Deux magazines de mots croisés, force 3-4, parce qu'il était devenu assez fort, avec le temps, deux romans, policiers sûrement, un paquet de bonbons Kréma. Son réveil et sa radio, comme deux petites boîtes propres. Faire sa chambre. Faire de l'impersonnel sa chambre, même transitoire. Sur le dossier de l'une des deux chaises, le blouson qu'il n'avait pas voulu mettre dans la penderie, pour dire qu'il n'allait pas s'éterniser. En se penchant un peu, il voit, dans le renfoncement ce qui fait office de table de chevet, le boîtier ouvert, les lunettes posées dessus, et dans le même mouvement son regard embrasse les pantoufles au pied du lit, dont une est retournée, et un paquet de Kleenex qui traîne.

    La porte s'ouvre. Il n'esquisse pas un geste ; elle lui dit qu'elle est désolée.

  • My body. My biography (II)

     

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    Leur corps. Leur biographie. Sur eux, elle est ce visage usé par la fatigue, la longue nuit dans laquelle ils luttent contre la roche fossile. En eux, elle est ce poumon qui s'amenuise doucement et se transforme en un souffle rauque.

     

  • Paroles de Mitterrand

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    François Mitterrand en 1981

    Il ne fait pas de doute que le coup fut préparé, même si nous n'en étions pas encore au stade de la parole politique gérée à la seule aune des impératifs communicants. Pas de doute qu'un conseiller quelconque, lors d'une réunion, ait glissé que devant les résultats catastrophiques du moment en matière de chômage et d'économie (évidemment, avec le recul, on est tenté de sourire : le pire était à venir et ce qu'on nous vendait alors pour une situation conjoncturelle se révélerait bientôt être les symptômes d'une évolution structurelle par laquelle nous glisserions vers un capitalisme global de destruction massive), le pompeux Giscard d'Estaing devenait l'homme du passif. Car c'est de cela qu'il s'agit. Le débat Giscard d'Estaing-Mitterrand de 1981. Le candidat socialiste a soixante-quatre ans et cette élection est son dernier tour de piste, dernier tour de piste engagé sur une pente catastrophique durant l'automne 80. Michel Rocard a pourtant essayé de tirer la sonnette d'alarme pour enrayer, après l'échec des législatives de 1978 la spirale incessante de la défaite. Mais Mitterrand, outre qu'il a toujours cru en son destin, a un compte à régler avec le président en place.

    Il ne pouvait pas oublier, lui le lettré, l'homme des mots, que sept ans plus tôt, un polytechnicien dont l'auteur préféré est Maupassant (misère...) lui avait damé le pion par une formule assassine : «vous n'avez pas le monopole du cœur» (car on sait bien que le cœur est à gauche, et pas seulement dans le domaine de la physiologie. Les gens de droite sont des sans-cœur et ceux de gauche l'ont sur la main, le cœur, comme des parangons de vertu et d'esprit solidaire). Et lui, pourtant favori, avait perdu. On avait beaucoup glosé sur les effets de cette phrase dans le basculement électoral qui fit triompher, avec trois fois rien, l'étique auvergnat. L'enjeu n'était donc pas de seule politique ; elle touchait aussi à la rhétorique. Alors, à la métonymie qui avait gagné sept ans plus tôt succéda la paronomase. Giscard d'Estaing engagé dans le procès de l'homme du passé, à la fois quatrième République et glissant vers la vieillesse, se prit en retour de service (soyons métaphoriquement tennistique) qu'il était, lui, l'homme du passif. La formule frappe les esprits. Mitterrand ne sait pas encore qu'il vient de sauver bien plus que son destin politique.

    On connaît la suite, en effet, quand à l'automne qui suit son élection la maladie est diagnostiquée et qu'on ne lui en promet que pour quelques mois, comme une superbe ironie du destin, l'apostille tragique d'un traité du vain combat. Seulement, Mitterrand croit, ce sont ses dernières paroles de vœux présidentiels, aux forces de l'esprit. Il ne sera pas un homme du passé. Entendons ici : un homme qui ne fait que passer, à peine au sommet et déjà dans le cercueil, une figure pompidolienne, d'une certaine manière. Non, pas l'homme du passé. Et cette formule récusée par un jeu de mots grâce auquel il croit avoir vengé l'affront de 1974 et signé sa victoire définitive de mai 1981, est le sésame encore mystérieux de cette course stupéfiante contre la mort qui lui fait balancer par dessus bord le quotidien politique, les aspirations promises de la campagne, les rêves de toute une génération. La candidature de 1988 est, en apparences, celle où il se pose en rempart à la dérive chiraquienne, mais l'enjeu est ailleurs. Il gagne, en mentant et en mettant plus bas que terre celui qu'il a pris pour Matignon. L'adversaire était trop médiocre. Médiocrité qui n'est pas tant le fait de l'homme lui-même que le fruit d'un déséquilibre dans les énergies mises en jeu. L'homme du passé est dans une lutte d'un autre ordre. Il attend la mort depuis près de sept ans et elle ne vient pas. De quoi croire un temps, comme Tolstoï, à son immortalité.

    «Je sais que je vais mourir, mais je n'y crois pas» a-t-il dit un jour. Lorsqu'enfin il doit se démettre de la fonction, cette formule sur laquelle il a rebondi quatorze ans plus tôt se retire de lui. Ce qu'elle avait porté inconsciemment avec autant de constance peut enfin être désarmé. Il s'en va et lâche prise. Mai 1995-janvier 1996.

    Que la confiance en une parole ait pu forcer la vie plus que de raison, dans cet état présent, laisse songeur. Le désastre politique de Mitterrand, son fourvoiement idéologique, sans parler de son passé sulfureux n'ont ici pas de raison d'être invoqués comme contre-arguments. Qu'il ait relégué l'intérêt général au profit de ses desseins les plus personnels, et que cela soit peu flatteur, nul n'en disconviendra. Mais il ne fut pas le seul, et notre histoire contemporaine est pleine de cyniques. D'ailleurs, pouvions-nous ignorer l'esprit florentin de l'homme qu'il avait été depuis le sortir de la guerre ? N'invoquons jamais notre naïveté pour faire des leçons de morale. Soyons un temps mystique,  et faisons de ses seules préoccupations de miraculé un objet d'étonnement (au sens le plus ancien), une sorte d'élan romanesque. Étonnement, non devant ce qu'il fut, mais devant cet inconnu en nous qu'il met en lumière et que nous n'aurons, peut-être, jamais le courage, ou l'envie, d'aller chercher.