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présidentielle

  • Nouvelles médiations, nouvelles évaluations ?

    L'intérêt de l'élection à venir ne tient pas à ce que certains appellent la vérité des urnes. C'est faire trop d'honneur à la conscience politique comme un en-soi dont chacun serait maître. Les manipulations, les mensonges, les défauts de parallaxe, le jeu des mots, le trouble des images, le traitement événementiel des idées (ou ce qu'on prétend être telles) : autant d'éléments qui doivent pousser l'esprit rationnel (pas rationaliste, entendons-nous bien) à douter de la grandeur démocratique. 

    Il faut reconnaître d'ailleurs qu'à l'autre bout de la chaîne, non sur le plan des citoyens mais sur celui des représentations, dans la politique de l'offre à laquelle se conforme le cirque présidentiel, il y a de quoi sourire, avec une certaine amertume, convenons-en. Les quatre canassons les mieux placés pour franchir le poteau en tête, se réclament du peuple, à tort et à travers. C'est le retour du peuple, alors même que le populisme (ou ce qu'on assimile à du populisme, sans faire l'historique du terme) est voué aux gémonies. C'est avec drôlerie que nous les entendons invoquer ce qu'ils connaissent si mal : le peuple. L'héritière de Saint-Cloud, le hobereau sarthois, l'adolescent mondialiste, le rhétoricien sénateur : autant de figures qui ne nous laissent que peu d'espoir.

    S'il y a encore une curiosité dans la quinzaine à venir (et surtout ce dimanche), trouvons-la dans la confrontation des résultats dûment authentifiés avec les extrapolations dont on nous abreuve depuis des semaines, depuis des mois. Pourquoi ? On pourrait déjà chercher des raisons dans les événements électoraux de l'année passée. Le brexit et la victoire de Trump n'étaient pas annoncés par les instituts de sondage. Quant à la caste journaleuse et médiatique, elle tirait à boulets rouges, comme au meilleur temps du référendum de 2005, sur les immondes esprits qui ne voulaient pas plier devant ce qu'on avait prévu pour eux.

    Or, pour l'heure, on peut repérer deux tendances majeures et quelque peu contradictoires dans l'appréciation de la campagne et les supputations présidentielles. Pour faire simple, les sondeurs classiques nous serinent avec un duel Macron-Le Pen, quand des modes nouveaux d'estimation, fondés sur le big data, à l'instar des pratiques de Filteris, annoncent invariablement une confrontation Fillon-Le Pen. Les contempteurs des premiers dénoncent l'obsolescence des modalisations choisies et l'étroitesse de l'échantillonnage, qui ne peuvent rendre compte des formes inédites de socialisation, d'appréhension du politique et des échanges capables d'influencer les individus. Les critiques des seconds fustigent un protocole algorithmique obscur et une propension à privilégier une classe sociale, culturelle restreinte, soucieuse de nouvelles technologies. Les raisonnements se tiennent, certes.

    N'empêche... Sans doute aurons-nous une configuration du monde hexagonal bouleversée s'il s'avère que la formule "big data" gagne la partie (ce qui n'est pas sûr, et je n'ai sur le sujet aucune certitude, aucun préjugé). La défaite de Macron, malgré ses appuis dans les journaux, les magazines, les télévisions (avec une mention particulière pour BFM TV), renverrait bien au-delà de l'échec du candidat à la faillite d'un système hérité pour partie du XIXe et pour une autre part du milieu du XXe. C'est là qu'est la curiosité que ce qui va se passer. Sommes-nous encore dans un monde de l'écrit et de la parole, construit sur un modèle pyramidal, quasi bismarckien, pour reprendre Richard Sennett, ou bien avons-nous glissé véritablement dans un modèle protéiforme, diffus, réticulaire, dont le contrôle pour l'heure reste très aléatoire ?

    Si dimanche soir on nous annonce un duel Fillon-Le Pen, il en sera fini des prérogatives des journaux et de la télévision. ces médias seront morts. Il faudra penser les choses autrement, et nul doute que les instances avides de pouvoir, les lobbies et la finance, sauront envisager avec sérieux l'illusoire liberté du web 2.0...

     

  • L'échafaud

     "rien n'est donné tout est construit" (Bachelard)

     

    Ils votèrent Macron. Ils auraient voté pour une chèvre, un arbuste, un bon de réduction. Ils avaient l'impression d'exister, d'être provocateurs, de construire un avenir, de réduire les rapports de classes, d'anéantir la finance, de conjurer le marché, de jeter les marxistes aux orties, de prévoir les nuées de sauterelles, d'assécher les périodes sans pluie, de s'aimer les uns les autres, de compenser leur médiocrité démocratique, d'avoir une parole qui porte, d'être citoyens du monde, de jeter la haine dans le caniveau, d'être jeunes, libres, sérieux, enthousiastes, responsables, utopiques, subtils, imprévisibles, en avance sur leur temps, multicolores, protéiformes, insaisissables, terriblement humains.

    Ils n'étaient pas d'ici, ils voulaient embrasser le monde, le broyer de leur grandeur et de leur intelligence. Ils étaient de partout. Ils n'avaient pas de passé (ne pouvant avoir de futur, sinon politiquement funéraire). Ils n'avaient ni peau, ni chair, ni voix, ni sexe, ni dégoût, ni envie, ni doute. 

    Ils se croyaient justes, d'une comptabilité élective qui rappelait les républiques bananières. Ils confondaient la légitimité orchestrée et l'empreinte historique. Ils avaient l'inculture et la morgue des nouveaux riches. Pour se sauver eux-mêmes, certains disaient qu'ils n'étaient pas de gauche, alors que justement ils étaient l'incarnation ultime (c'est-à-dire mortifère) de la gauche...

     

  • La politique blockbuster

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    Fin de campagne. Dernier billet sur le sujet. Il sera bien temps après de penser à l'intérêt que cela avait et aux accrochages que cela a suscités. Pour l'heure, on se dit : dernier billet, conclusion dans le calme alors même que cela pue abondamment, que Sarkozy s'extrémise non par idéologie mais pour pratiquer la politique de la terre brûlée et faire que son camp ne s'en relève pas (et Marion Le Pen se délecte...).

    Finir en douceur une campagne âpre et ennuyeuse signifie imparablement célébrer les femmes pour trouver un peu d'espoir. Les femmes en politique sont la quintessence de la délicatesse, un autre regard, une démocratie apaisée. Du moins c'est ainsi qu'on me l'a vendu, cette équation femme politique, depuis que je suis jeune. Naïf (ou sensible) comme je suis, j'ai voulu y croire. De même, l'idée qu'avec le crépuscule sarkozyste s'achevait l'époque du clinquant et du m'as-tu-vu. Retour aux affaires (1) de la gauche. Du sérieux, de l'austère, du common man, de la madame tout-le-monde, de la modestie... La gauche, la vraie, dans toute la sincérité d'une tradition qui remonte à Jaurès et compagnie.

    C'est dans cet esprit, sans doute, que les Inrocks ont choisi de faire leur couverture sur la nouvelle garde socialiste. J'imagine que le Huron voltairien ou l'Indien de Montaigne voyant une telle photographie, à l'aveugle, déclarerait qu'il s'agit de quatre actrices réunies, à coup de fric, pour un blockbuster où l'on trouvera de l'action, du suspens, du sexe et de l'amour. On y trouve tout : le mélange cultural studies, la beauté un peu mystérieuse, la rudesse des regards, le chic retenu et le décontracté de marques. Le lecteur suppose qu'elles sont quatre sur la photo mais que le scénario a prévu que certaines s'affronteront. C'est un casting où chacune a un rôle, incarne une certaine ligne hollywoodienne, entre femme fatale et femme de tête, entre sévérité et sensualité, entre traîtrise et fidélité. L'Europe, l'Asie, le monde arabe : tout y est. Très mainstream. Les visages fermés, le sourire carnassier, le style un peu masculin et le rouge à lèvres qui claque. Toutes ensemble et déjà prêtes à s'entretuer. D'ailleurs le titre du film dit tout : Girl Power On a hâte d'y être. Pas de panique : elles arrivent, les Drôles de Dames de la rue Solférino. Et de se demander laquelle in fine terrassera les autres et trouvera l'amour dans les bras du magnifique héros dont l'affiche fait l'économie...

    Que les Inrocks tentent le coup d'une politique rock and roll n'étonne pas. C'est de leur niveau : bobos de gauche décalés et vaguement révolutionnaires du MP 3. Leur ligne d'horizon, fort basse, comme leur intelligence, ne peut guère viser autre chose. En revanche, que les égéries du PS se prêtent au jeu, qu'elles n'y voient qu'une stratégie de com supplémentaire, sans en saisir ni la puérilité (eh oui, les filles, vous ne serez jamais Uma Thurman ou Scarlett Johanson (2)) ni l'indécence, ni le déni que représente une telle posture, voilà qui consterne. Il ne s'agit pas d'être dupe : s'engager à ce niveau en politique n'est pas le fait d'enfants de chœur, de bons samaritains. Soit. Mais jouer avec les codes d'une pensée jeune (!) et illusoirement rebelle est pitoyable. Que la gauche aux aspirations moralisantes cède à la tentation n'est pas à sa gloire. Mais il y aura toujours des bonnes âmes pour m'expliquer que cela n'a absolument rien à voir avec Sarkozy et Carla, le Fouquet's, Nicolas et ses amis du show-bizz... Je ne vois pas la différence et je trouve que finir symboliquement ainsi qu'avait commencé l'histrion hystérique, c'est risible (sauf que je n'ai pas envie de rire, au fond...).

     

     

    (1)J'aime bien cette expression. Elle est savoureuse, car, dans la majorité ou dans l'opposition, quel parti politique a-t-il jamais quitté les affaires ? Ou pour l'écrire autrement : les affaires ont-elles jamais quitté les politiques ?

    (2)Je prends à dessein des exemples contemporains pour renforcer le ridicule. Il eût été infamant d'aller invoquer les mânes d'actrices authentiques...

     

  • Le Prince consort

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    D'abord il y eut le Père, son apparition iconique au centre de l'écran, au bout du tapis rouge. Le Père venait à nous dans son épiphanie de common man transformé en gardien élyséen de la République. Il n'était encore qu'une image, muette. Il ne s'exprima que plus tard, lorsque rancœurs, passions et exaltations se furent assagis. Il fut longtemps invisible, dans sa modestie corrézienne.

    Sur le plateau de France 2, il y avait la Mère, dans sa raideur froide de vainqueur (a)battu. Elle devait reconnaître le triomphe du Père sur celui qui l'avait, cinq ans auparavant, défaite sèchement. Journalistes, et (télé)spectateurs sans doute, guettaient la faille, à travers laquelle apparaîtrait (décidément que d'apparition...) le sentiment profond d'une injustice personnelle. On en sentit poindre l'expression quand elle rappela que la victoire du Père procédait de ce qu'elle avait entrepris avant, que son Désir d'Avenir avait préparé l'avènement du common man. C'était drôle : on sentait que le journaliste avait envie de lui demander ce qu'il avait lui, le Père, qu'elle n'avait pas, ou pas eu, elle, la Mère. Il s'abstint, politesse et décence mêlées, parce qu'il n'était pas question de s'engager dans ce genre de débat, trop délicat, trop guerre des sexes, à l'heure de la parité et du politiquement correct. C'était en filigrane...

    Mais tout cela avait déjà une moindre importance, car avant qu'on lui demandât son avis, à elle, était apparu (oui, vraiment, soirée de tous les sortilèges) le Fils, dans la pleine folie d'une soirée électorale qui ressemblait étrangement à une fête de fin d'examens pour étudiants perpétuels. Le Fils, Thomas Hollande, eut droit au prime time, 20 heures à peine passé, comme s'il revenait au prince héritier d'être le premier commentateur de l'accès au trône de son Père. Il était ému, l'œil un peu humide et la voix tremblante. Il avait cinq ans auparavant échoué avec la Mère ; il gagnait ce soir-là avec le Père. Il était super content, animé d'un frisson jeune et modeste. Il était le Fils digne du Père, tout en n'ayant pas trahi la Mère. Cela ne pouvait qu'attendrir le quidam vainqueur par procuration à qui on avait répété que l'élection était historique, que c'était un choix de société, un tournant, etc, etc, etc et à qui on offrait avant toute autre considération sérieuse une réaction juvénile rappelant les banalités d'un entraîneur de football dans la minute qui suit la victoire : on a tout fait pour, beau challenge, très touché, un grand moment d'émotion, etc, etc, etc.

    Ainsi France 2, toute honte bue de son allégeance sarkozyste cinq ans durant, passait à la minute dans le camp opposé et imposait, en bonne chaîne publique aussi pourrie que ses consœurs commerciales, l'étrange image d'Épinal d'une famille recomposée, dont chaque membre était à un endroit différent mais que la magie médiatique réunissait pour l'occasion. Pendant les deux ou trois premières minutes de cette bascule démocratique, nous n'étions plus que les témoins sidérés d'un moment de télé-réalité auquel se prêtaient (volontairement ? malgré eux?) les trois membres éminents d'une famille politique (entendons ici politicienne). On privatisait pour quelques instants un fait collectif. On en faisait une histoire personnelle, un storytelling digne d'une scène de cinéma. C'était, me semble-t-il, la première fois que l'on voyait ainsi la filiation prendre le pouvoir symbolique, faisant attendre le bon peuple (j'entends : ceux qui sont censés le représenter, soit : les hommes politiques) dans l'antichambre. Non seulement l'opposition était réduite à quia mais les caciques socialistes, les éléphants, étaient relégués au second plan. Le drame familial (lequel est le fondement de tout, c'est vrai, ainsi que l'écrivait déjà Aristote...) prenait toute la place. Et le quidam de se demander si l'on n'était pas en train de nous vendre le président 2022 ou 2027, selon le principe d'un héritage particulier dont Bourdieu a fort bien montré la perversité sociale. Car c'était bien au bénéfice du titre Fils de... que ce bon Thomas s'exprimait ...

    Ce fut le moment glamour de la soirée, la seule nouveauté, comme la petite pointe d'originalité que l'on trouve dans un film qui aligne tous les clichés d'un genre très codifié. Après ce grand moment de télévision, le reste fut fade, ennuyeux, prévisible. Et, en creux, se confirmait que désormais rien, absolument rien, ne pourrait être traité, en information, qui ne se réduise pas à du pathos scénarisé, que la réalité n'était qu'un élément, une ressource, parmi d'autres, de la fiction généralisée dans laquelle le pouvoir et les médias veulent que nous évoluions...

  • Du pourcentage aléatoire de la démocratie

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    Dimanche soir, c'était la fin du cirque, le moment où après s'être étripés joyeusement les braves enlevaient le maillot et finissaient, comme pour les matchs de rugby, avec une bonne pinte bien fraîche. Il y avait bien un vainqueur et un vaincu, mais le camp du vainqueur ne pavoisait pas et celui du vaincu semblait très philosophe. Le parti du parvenu mesurait-il la tâche et son angoisse ? Celui du déchu goûtait-il le plaisir inavouable de s'être enfin débarrassé de l'histrion qui les avait phagocytés de son nombrilisme grotesque ? Le common man faisait dans le sobre, pendant que le bling-bling souriait régulièrement en faisant ses adieux à la Mutualité.

    C'était vraiment un début de soirée étrange. La réalité donnait des chiffres, des estimations. On criait d'un côté, on pleurait de l'autre, mais sur les plateaux, calme plat. Un passage en douceur qui pouvait laisser songeur. Chacun y allait de sa phrase républicaine, à droite et à gauche : « le verdict des urnes », « la parole du peuple », « la voix des électeurs », « le respect de l'alternance républicaine »... Des félicitations UMP, des remerciements PS, c'était touchant. On avait l'impression de vivre dans une démocratie apaisée. J'aime bien cette expression récurrente dans les discours politiques, pour montrer que depuis les outrances de 1981 la République française a mûri, et nous aussi. Il paraît que l'électeur était dimanche responsable, jusque dans l'équilibre du résultat. Pas un triomphe, pas une raclée. Un mélange qui permettait à chacun d'être content.

    Mais moi, qui n'ai pas voté, je me sentais fort agacé, devant cette célébration unanime du peuple éduqué allant choisir son dirigeant suprême. Je m'agaçais de ce consensus, parce que je me souvenais que c'était les mêmes, exactement les mêmes, droite et gauche réunies, qui, en 2005, expliquaient que le peuple n'avait rien compris aux enjeux du referendum. La parole sortant des urnes était alors nauséabonde, rance, aigrie, et un tant soit peu imbécile. L'échec de la classe politique et des médias rassemblés (96% des journalistes soutenant la Constitution) tenait-il à peu ? Que nenni. 55% contre 45%. Net et sans bavure. Il n'y avait pourtant pas ce soir-là, dans les partis responsables (ils aiment se définir ainsi), autre chose qu'un mépris souverain pour la glèbe. Et l'on sentit alors qu'il en cuirait aux gueux révoltés de s'être ainsi comportés. Il ne fallut pas attendre longtemps et ce fut le traité de Lisbonne  que les gardiens de la démocratie (comme il y a en Iran des gardiens de la Révolution) s'empressèrent de ratifier entre eux, tant le peuple est sot...

    Dès lors, reconsidérant les moues et les faux semblants de la soirée de dimanche, je pensai que cette neutralité de ton, dans les deux camps, n'était pas due à la sévérité de la situation. Elle renvoyait, sur le fond, à l'écart infime qui séparait les deux (faux) belligérants démocratiques. Des queues de cerises. Ainsi la victoire des uns et la défaite des autres n'étaient que des anecdotes touchant aux trajectoires individuelles de ceux qui allaient accéder aux ministères ou faire une cure d'opposition. Cette convivialité sereine, si gênante, avait donc cette origine : le casting changeait mais le scénario était le même et l'on avait oublié depuis longtemps que les ennemis à l'écran étaient les affreux magouilleurs du Congrès. La civilité n'était pas qu'un acte, elle cachait la réalité indicible du pouvoir.

    Et comme un contre-champ ironique (qui me faisait sourire, enfin), dans le rectangle droit de l'écran, on voyait les cocus de base, tout à leur affaire, exultant à la Bastille, pleurant chaudes larmes à la Mutualité, tous étreints de leur passion désolante, amnésiques d'une démocratie confisquée il y a sept ans, avec la complicité du camp d'en face, qu'ils traitaient en ennemis héréditaires.

     

     

  • Merdre ! Il est 20 heures...

     

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    Un vote, une élection, de la liesse et des pleurs... Pour si peu, pour l'illusion que le pouvoir est là où l'on nous dit qu'il est, quand la littérature nous a déjà, depuis si longtemps, signifié que nous devons, sous peine de nous perdre, nous détacher de cette ivresse. Ainsi, la formule "il est 20 heures..."  et tout ce qui s'en suit, ridiculement sentencieuse, quand il ne s'agit que d'un passage, comme la vie elle-même, une vaste blague où, dans un rebours temporel, l'ère grotesque d'Ionesco qu'incarnait Sarkozy laisse sa place à celle sans qualité de Musil que symbolisera Hollande. Mais c'est une façon de parler, un vide que couvrent les flonflons, quand l'essentiel est dans la façon d'écrire, et que la première ayant triomphé de la seconde, le bavardage devenu plus fort que la phrase, quand est enfin consacrée la foire démocratique comme masque d'une politique de rigueur...

     

    LE ROI

    Sans moi, sans moi. Ils vont rire, ils vont bouffer, ils vont danser sur ma tombe. Je n'aurai jamais existé. Ah, qu'on se souvienne de moi. Que l'on pleure, que l'on désespère. Que l'on perpétue ma mémoire dans tous les manuels d'histoire. Que tout le monde connaisse ma vie par cœur. Que tous la revivent. Que les écoliers et les savants n'aient pas d'autre sujet d'étude que moi, mon royaume, mes exploits. Qu'on brûle tous les autres livres, qu'on détruise toutes les statues, qu'on mette la mienne sur toutes les places publiques. Mon image dans tous les ministères, dans les bureaux de toutes les sous-préfectures, chez les contrôleurs fiscaux, dans les hôpitaux. Qu'on donne mon nom à tous les avions, à tous les vaisseaux, aux voitures à bras et à vapeur. Que tous les autres rois, les guerriers, les poètes, les ténors, les philosophes soient oubliés et qu'il n'y ait plus que moi dans toutes les consciences. Un seul nom de baptême, un seul nom de famille pour tout le monde. Que l'on apprenne à lire en épelant mon nom : B-é Bé, Bérenger. Que je sois sur les icônes, que je sois sur les millions de croix dans toutes les églises. Que l'on dise des messes pour moi, que je sois l'hostie. Que toutes les fenêtres éclairées aient la couleur et la forme de mes yeux, que les fleuves dessinent dans les plaines le profil de mon visage ! Que l'on m'appelle éternellement, qu'on me supplie, que l'on m'implore.

              Ionesco, Le Roi se meurt


    Quelqu'un, n'importe qui, invente un beau geste nouveau, intérieur ou extérieur… Comment appeler cela ? Une attitude vitale ? Une forme dans laquelle l'être intérieur se répand comme le gaz dans un ballon de verre ? Une ex-pression de l'im-pression ? Une technique de l'être ? Ce peut être une nouvelle taille de moustache ou une nouvelle pensée. C'est du théâtre, mais tout théâtre a un sens, et dans l'instant, comme les moineaux sur les toits quand on leur lance des miettes, les jeunes âmes se jettent là-dessus. Ce n'est pas difficile à comprendre : quant au dehors pèsent sur la langue, les mains et les yeux un monde lourd, cette lune refroidie qu'est la terre, des maisons, des mœurs, des tableaux et des livres, et quand il n'y a rien au-dedans qu'un brouillard informe et toujours changeant, n'est-ce pas un immense bonheur que quelqu'un vous propose une expression dans laquelle on croit se reconnaître ? Quoi de plus naturel si l'homme passionné s'empare de cette forme nouvelle avant l'homme ordinaire ? Elle lui offre l'instant de l'Être, de l'équilibre des tensions entre le dedans et le dehors, entre l'écrasement et l'éclatement. Ainsi, songeait Ulrich (et tout cela, bien sûr, le touchait aussi personnellement, il avait les mains dans les poches et son visage rayonnait d'un bonheur silencieux et endormi, comme si, dans les rayons du soleil qui s'enfonçaient là-bas en tournoyant, il était en train de mourir d'une douce mort par le froid), ainsi, il n'y a pas d'autre cause à ce phénomène toujours recommencé qu'on appelle "nouvelle génération", "pères et fils", "révolution intellectuelle", "changement de style", "évolution", "mode" ou "renouvellement". Qu'est-ce donc qui fait de cette soif de rénovation de l'existence un perpetuum mobile, sinon la malencontreuse interposition, entre le Moi vrai, mais brumeux, et le Moi des prédécesseurs, d'un pseudo-Moi, d'une âme de groupe dont chacun se déclare à peu près satisfait ? Pour peu qu'on soit attentif, on pourra toujours deviner, dans le dernier avenir entré en scène, les présages du futur "bon vieux temps". Alors, les idées nouvelles n'auront guère que trente ans de plus, mais elles seront apaisées, légèrement empâtées, elles auront fait leur temps : rappelez-vous, quand on aperçoit, à coté du visage miroitant d'une jeune fille la face éteinte de sa mère ; ou bien, elles n'auront pas eu de succès, elles se seront émaciées et ratatinées jusqu'à n'être plus que ce projet de réforme dont un vieux fou que ses cinquante admirateurs appellent le grand Untel, s'était fait le champion.

           Robert Musil, L'Homme sans qualité

     

  • Si la photo est bonne...

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    La spectacularisation du monde dont Guy Debord avait annoncé l'avènement continue son déploiement. Elle induit que nous remisions dans les armoires de la vieille morale des attitudes qui correspondaient à la common decency chère à Orwell. Que la politique soit une mise en scène n'est pas nouveau. Le XXe siècle et son cortège technologique ont  cependant donné une autre mesure au phénomène et le pouvoir a joué d'ingéniosité pour se mettre en valeur. Il y eut les causeries au coin du feu de Roosevelt mais tout cela est loin. Désormais la scénographie est permanente.

    On aura beaucoup glosé sur la neutralisation du tueur, Mohamed Merah  ; certains se seront fendus de quelques considérations sur le respect du droit, les principes nécessaires de la procédure judiciaire, le rôle ambigu de Claude Guéant. Il est certes fort étonnant d'avoir attendu si longtemps pour une opération dont il était prévisible qu'elle se terminât dans le sang. La complainte de ceux qui voient en chaque action politique le signe d'un fascisme rampant n'est pas nouvelle. Pourquoi pas ? Déplorer que le jihadiste n'en soit pas sorti vivant a des motivations douteuses. En ce cas-là, on invoque les nécessités de la justice, le refus de la vengeance qui bafoue l'humanité et les droits. Soit...

    Mais revenons un peu sur le spectaculaire de toute cette séquence meurtrière qui englobe l'assassinat de trois militaires français et celui d'enfants et d'adultes juifs. Les treillis et les cagoules du RAID, les bavardages journalistiques et politiques ne sont pas les seuls éléments qui interpellent. Prenez la cérémonie rendant hommage aux parachutistes abattus. Hommage de la nation, où déboulent, outre le candidat Sarkozy qui a revêtu pour l'heure ses habits d'exercice, quatre des têtes de série qualifiées par le conseil constitutionnel. Ces quatre-là viennent imposer leur componction et leur gravité en tribune officielle, pour signifier cette tarte à la crème de la nation réunie. Ils sont droits, sérieux, conformes à la circonstance. Mais au nom de quoi, au nom de qui sont-ils en tribune officielle ? Qui sont-ils pour pouvoir ainsi s'afficher ? On connaît la chanson : "je suis venu(e) parce que ma place était ici". J'exagère à peine.

    Je regarde cette photo. Que diraient-ils les uns et les autres si on déclarait que, pris dans la logorrhée de la nation recomposée, cela donne un côté photo de famille ? Ils répondraient que non. Sur la même estrade, certes, mais en définissant chacun sa différence, sa trop fameuse différence. Le problème est qu'ils sont venus sans autre légitimité qu'eux-mêmes, et eux-mêmes en candidat, en campagne. Ils sont venus planés sur des sépultures, discrètement, avec l'art des voix alourdies par la compréhension du chagrin profond vécu (vécu, lui, vécu, profondément) par les familles des victimes.

    Il n'est pas besoin de faire sonner cors et trompettes. Le spectaculaire est là, sous nos yeux, avec ces quatre silhouettes en noir, la main sur le cœur, jurant que c'est la compassion et le sens des responsabilités qui les ont fait oublier la bataille électorale. C'est vrai, j'oubliais : la campagne est suspendue. Pure ironie, évidemment : elle est la matière même de ce jeu compassionnel dont il ne faudrait pas être dupe. Ceux qui sont dans les cercueils n'avaient pas besoin de ces quatre-là. Ils ne sont, de droite comme de gauche, en cet instant rien d'autre que des quidams que le jeu médiatique a projetés au devant de la scène et qui essaient de rentabiliser leur position. De droite comme de gauche, je leur dénie tout droit de me représenter, d'être mon pays, d'être ma voix.

    Dans cette histoire, le pire de tous n'est d'ailleurs pas celui qu'on croit. Le pire, c'est le common man, qui, avec la même ignominie, la veille de cette cérémonie, aura imposé sa présence dans une école, pour la minute de silence décidé par Nicolas Sarkozy. Au-delà du ridicule de la copie (ce qu'en football, on appelle un marquage à la culotte),  on retrouve la même impudeur devant la mort. Une telle bassesse spectaculaire ne laisse rien présager de bon, et il faudrait une dose d'anti-sarkozysme primaire pour trouver à ce geste une grandeur politique. Oui, il faudrait être d'une cécité coupable et d'une mauvaise foi morbide pour me répondre qu'à sa place d'autres (entendons : le concurrent) aurait fait de même. Nul ne peut se prévaloir des turpitudes d'autrui pour cacher les siennes.

                                                                             afp.com/Pascal Pavani

  • De l'émotion en politique

    Commencer ce billet en disant combien la mort d'enfants dans une école du territoire français constitue une horreur est déjà une concession au glissement de la raison vers la sensibilité, un renoncement de la pensée devant le pur (!) affect. C'est dire à quel point le système est vicié et court-circuite non pas toute capacité mais tout droit à penser le politique. C'est bien là la perversité de la logique médiatique à laquelle s'est soumis l'ordre prétendument démocratique. Il n'est plus possible de dire autre chose que sa compassion, de faire autre chose que de s'apitoyer. Et, de fait, présenter ses condoléances et ses regrets à ceux qui, dans leur chair, ont été effectivement touchés.

    Il aura donc suffi (et je pèse mes mots) de quatre morts pour que tout s'arrête, pour que ceux, de tous bords, prétendant incarner la démocratie, renoncent à leurs convictions pour s'incliner devant la violence. Alors même que nul ne sait les motivations de l'assassin, que nul ne peut affirmer que les intentions sont politiques, ce qui pourrait éventuellement justifier une mobilisation nationale, la classe dirigeante (majorité et opposition comprises, unanimement) choisit de renoncer. Car, au-delà de l'émotion du carnage, c'est bien de cette position (faut-il parler de posture) qu'il s'agit. De toutes les imbécillités que nous aurons entendues depuis quarante-huit heures, de toutes les lamentations compassées, de toutes les pétitions d'union nationale que nous aurons entendues, la plus absurde sera venue de Marion Le Pen. Qui l'eût cru ? "Dans ces moments-là, il n'y a plus de politique. Il n'y a plus de droite, plus de gauche." Stupidité profonde que d'affirmer que ce sur quoi se fonde justement la démocratie (si elle existe) disparaît devant un crime qui pourrait (nul ne le sait) relever du droit commun.

    Et voilà justement le problème. Le droit commun ne peut relever, a priori, du politique. Dès lors, invoquer, quand rien, absolument rien, dans les faits objectivement avérés, n'atteste que nous nous trouvons devant un acte politique, la nécessité de renoncer justement au politique (la fameuse suspension de la campagne présidentielle) signe la négation de la démocratie. Nous sommes là dans une situation dépassant de très loin la formule de Bourdieu : "le fait divers fait diversion". Le fait divers fait ici annulation, annulation de ce qui est, prétendument, le souffle républicain. La logique (car il serait, jusqu'à preuve du contraire, faux de parler de folie) meurtrière ne peut, ni ne doit être la porte ouverte au silence. Ce serait faire trop d'honneur à l'assassin, lui reconnaître un droit inaliénable à la parole passant par l'obligation d'un mutisme politique du pays entier. 

    Cette irruption de l'émotion dans la campagne est révélatrice de la molesse démocratique dans laquelle la France (entre autres) est tombée. La mort ne faisant plus partie du décor, la violence n'étant plus qu'une irréalité statistique, le cimetière une zone périphérique de l'organisation spatiale, nous avons oublié (ou occulté) une part de ce qui fait justement la vie. Quatre morts, dans le caractère spectaculaire de leur disparition, suffisent à un traumatisme national. Ou, du moins, suffisent à construire un scénario de traumatisme national. À l'aune des horreurs du monde, n'en déplaise aux pleureuses de service, c'est un peu court. Pour qui connaît un peu ce que sont les catastrophes de la planète, les violences endémiques de certaines parties du monde (où la mort, violente, injuste, barbare, est le quotidien), cette mise en scène capitale du meurtre ressemble à un étonnement enfantin devant la réalité de la vie. Invoquer que les enfants morts sont nos enfants (comme l'a affirmé Mélenchon) est ridicule. Ce serait substitué le quidam à la détresse d'un père, d'une mère, d'un frère, d'une sœur, dans le temps d'une unité nationale factice qui, une fois l'événement relégué au second rang de l'actualité, laissera les vrais meurtris à leur détresse sans retour.

    Ce n'est pas le rôle des politiques, sauf dans le régime spectaculaire qui est le nôtre, de remplacer la parole du courage et de l'affirmation par les lamentations suspendant la revendication politique. De voir tout ce beau monde prendre des airs de contrition, de les voir accourir à Toulouse pour témoigner de la solidarité nationale, de les voir ainsi, attérés et sévères, ne rassurent pas. Si ces crimes devaient se révéler politiques, les visages pitoyables (parce que faussement apitoyés de ceux qui briguent le pouvoir) seraient autant d'invitation aux terroristes de tous bords pour s'emparer du temps médiatique contemporain, le seul auquel obéissent désormais les hommes à qui les démocraties molles occidentales donnent le pouvoir. 

    Une seule question, en substance : si un tel événement s'était produit deux jours avant le premier tour de la présidentielles, aurait-il fallu reporter l'élection ?

  • Génération Grand Bleu

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    Du personnage, nous ne parlerons pas. Il n'est pas nécessaire de parler du figurant (1), surtout quand il se prend le droit, ce petit figurant au regard vitreux, d'être seul et d'avoir une place disproportionnée. Où l'on se rend compte que ce figurant a vraiment la grosse tête, comme dit le peuple (2).

    Reste le reste, si j'ose dire.

    Commencons par le slogan. Peu de chose à vrai dire. D'abord une sorte de truisme qui fait sourire, une sorte de formule à la Bigard (qui est, je crois, un ami du figurant). La France forte. Imaginez deux minutes un candidat prônant la France faible. On comprend bien l'objectif : ne pas vouloir ramener la parole au destin du figurant, à son nombril. Évidemment, un flop, puisque l'on sait depuis cinq ans qu'il n'a comme seul principe que le titre d'un livre du délicieux José Arthur : Parlez de moi, il n'y a que ça qui m'intéresse. Dès lors que Narcisse se tait, ce sont les portes ouvertes que l'on enfonce. Je suppose que des pontes de la com' ont planché sur le sujet. Même la moyenne (et j'ai quelques notions sur la question). La France forte. Voilà qui est porteur, alors que le figurant nous avait promis 5% de chômeurs (ce qui, pour ceux qui ont fait un peu d'économie, revient à un chômage purement conjoncturel, quasiment technique) et l'éradication de la pauvreté, avec comme principe d'arracher chaque point de croissance avec les dents (un peu comme Poutine nettoyant la Tchétchénie jusque dans les chiottes). Mais La France forte, c'est en filigrane Franc(e) Fort(e). Une sorte de message sublimal merkelien, ce qui est d'un torride échevelé comme avenir (3) Tellement animé d'un volontarisme politique qui n'est que mimétisme, oubliant que chaque territoire de l'Europe a son histoire, le figurant projette sur l'hexagone l'idéal d'un modèle trouvant son aboutissant sur la place économique du territoire allemand : Francfort et l'indice Daxx. N'est-ce pas magnifique...

    D'ailleurs, La France forte n'est pas en soi un slogan qui relève d'une mythologie territoriale, politique, culturelle. Ce n'est que la féminisation (4) d'un programme économique axé sur un hypothétique franc fort. Une sorte d'anachronisme en forme de lapsus, d'aveu inconscient d'un désordre prévisible et voulu, au profit des seules grandes fortunes du continent (et du monde). Il n'y a plus rien qui puisse nous river à une idée véritablement sérieuse de la nation. Elle n'est plus q'une étiquette commerciale dans le concert du marché mondial dont le figurant est un des apôtres. La France forte, cela signifie la France qui exporte, qui comble ses déficits, qui obéit aux lois sacro-saints du marché, qui se plie devant Standard's and Poors, devant Moody's. Ce n'est qu'une étiquette, un tampon. Parce que le leurre est là : La France forte n'exclut nullement la pauvreté, la misère, la précarité, l'exclusion, la stigmatisation, le délit de faciès, le reniement de la république, la compromission avec les fanatiques de tous bords, l'abandon de la souveraineté la plus élémentaire... La France forte signifie plus de déréglementation, plus de liberté aux puissants, plus de solitude, plus de peurs,... C'est le modèle américain...

    Et pour que le modèle américain s'installe, pour qu'il puisse s'épanouir dans toute sa simplicité mortifère, que vienne l'oraison funèbre de la moindre solidarité et de la moindre histoire (entendons : une histoire qui s'incrit dans le temps, qui porte à la fois les vivants et les morts, à la manière dont en ont parlé Barrès, Péguy, Giono et Bernanos, entre autres (5)), il faut un lieu, non un espace. Le lieu, rappelait Marc Augé, à la suite de Michel de Certeau, n'est pas l'espace. Telle est la différence entre le stable (les esprits modernes, et postmodernistes diront l'inertie) et le mouvant, l'arrêt et le passage.

    Et justement... Quelle belle affiche ! Pour ceux qui sont déjà vieux comme moi, il y a des réminiscences de Grand Bleu. Une sorte de philosophie bessonnienne qui lobotomisa une partie de la population (6). Toute une jeunesse s'extasiant du langage des dauphins, de la mer à perte de vue et du jeu minimaliste (c'est pour être gentil) de Jean-Marc Barr et de Rosanna Arquette, toute une jeunesse qui commençait à brader la moindre idée politique pour se réfugier dans l'eau salée, l'apnée (il faudrait s'arrêter un instant sur ce point mais je n'ai pas le temps) et le désir de solitude, toute une jeunesse qui allait l'année suivante s'éclater parce qu'un professeur démago les incitait à monter sur les tables, à sentir la fleur de la littérature à l'instinct : Le Cercle des poètes disparus. C'était en 1989. Deux ans, deux films, pour l'enterrement symbolique de toute dialectique politique. Le programme subliminal du figurant est là : la liberté face à la tradition (dont on ne discute plus la rhétorique, pour s'y frotter et la combattre : on la jette à la poubelle), le désir d'un ailleurs sans limite, peut-être, sans lieu, surtout.

    Et le lieu, justement, importe. Affiche sans terre, affiche d'un sans terre. La France n'est plus une terre, plus un territoire. Que le figurant ait invoqué, pour justifier sa candidature, la métaphore du capitaine n'est pas un hasard. Ce n'est plus l'oikos grec, la maison, mais le navire. Ce n'est plus la fondation mais le sillage. Affiche sans paysage, parce que le paysage, identifiable à une particularité, est l'ennemi de la doctrine libérale. La mer n'est qu'une métaphore de la disneyfication du monde. Que tout soit semblable partout, qu'il n'y ait rien qui puisse nous rattacher au passé, qu'il n'y ait rien qui puisse nous signifier que nous sommes là (en clair que plus rien ne nous signifie tout court). Le territoire est la haine même de cet apatride repu qu'est le capitaliste. Non pas celui qui finit, par vide juridique, dans le no man's land des aéroports pendant des années mais celui qui vit off-shore (7), fiscalement off-shore. C'est ainsi que je regarde la mer et le ciel se rejoindre (ou presque) comme des coutures de l'indifférencié, malgré le jaune pisseux qui voudrait donner un sens à l'horizon (8). La France a beau avoir des milliers de kilomètres de côtes et mon atavisme breton des souvenirs multiples du soleil tombant sur le bleu intense qui prépare les tempêtes, la mer infinie n'est pas la France. C'est bien d'ailleurs une des leçons de ceux qui auront lu Braudel (mais je doute fort que la culture figuranesque ait atteint ces contrées) (9). La disparition de la terre est une terreur. Chateaubriand, citant Byron, l'a avec magnificence exprimé. Mais nous n'en sommes plus là. Il faut que nous nous perdions, que nous soyons cosmopolites, marins à fond de cale du libéralisme triomphant, nouveaux esclaves de l'ordre idéal de la City, métèques (et les Grecs le comprennent aujourd'hui) d'une Polis financière.

    Le bleu dominant de l'affiche n'est pas celle de l'énergie d'orgone dont parlait Wilhem Reich ; elle n'est pas cette étrangeté de fond qui ornait les tableaux flamands de Brueghel. Il a la puissance putrescible de l'escroquerie artistique d'un Yves Klein qui déposa comme une marque sa recherche chromatique. Elle est ce commun dénominateur du goût avec lequel le dernier des idiots peut jouer (10), une sorte de "mathématique bleue dans cette mer jamais étale" (11). Tel est l'avenir figuranesque : une affaire de liquidité(s). La vulgate du libéralisme le plus achevé est là, à perte de vue.

     

    Le plus désolant n'est pas qu'une telle option politique existe et que l'histrionisme parkinsonien triomphe. La démocratie doit tout tolérer : c'est bien là sa faiblesse. Le problème tient à ce qu'il n'y a rien en face.

     

     

     

    (1)Je sais qu'un tel propos n'est pas très délicat, qu'il n'est pas très peuple, très politiquement correct, parce qu'il porte en soi le mépris du petit bourgeois que je suis. Erreur grave : c'est le politiquement correct, et ses précautions oratoires qui véhiculent le mépris. Le peuple dont il est tant question pour cette présidentielle n'est qu'une surface rhétorique. Il est d'ailleurs clair qu'on en parle aujourd'hui comme d'une antiquité, d'une figure muséifiée. Je ne méprise nullement les figurants : j'en suis un. Je ne méprise nullement le peuple (sans avoir non plus envie de le magnifier comme ceux qui habitent place des Vosges) : je l'ai connu, le peuple : il se levait à quatre heures du matin pour me permettre d'être le premier bachelier de toute la famille...

    (2)Cf note 1.

    (3)Aussitôt les chiennes de garde bondissent. Vous attaquez Merkel sur son physique ! Vous êtes un affreux machiste, une pourriture sexiste. Soyons clair : j'ai la faiblesse de trouver les femmes qui me sont proches belles, séduisantes et intelligentes. Pas Merkel, dont je conchie la politique (n'ayant pas l'esprit du sacrifice européen au Saint Empire germanique, ce qui ne signifie nullement que je sois animé d'un anti-germanisme primaire : j'ai une admiration inconditionnelle pour Jean-Paul, Novalis, Walter Benjamin, Hannah Arendt, Joseph Roth, Arthur Schnitzler, Thomas Mann, Peter Handke,... Ne parlons pas de Bach, Schumann, Brahms, Bruckner, Mahler et Mozart. Quant à Schiele, Beckman, Dix, sans parler de Holbein, Dürer,...), je suis désolé.

    (4)Cf note 3.

    (5)Prévenons les âmes sensibles qui verraient dans la référence à Barrès poindre le masque du fasciste antisémite. La plupart de ceux qui vomissent sur cet auteur ne l'ont jamais lu (ce qui n'est pas mon cas. Je le connais fort bien...). Il faut donc faire une distinction. Barrès fut un anti-dreyfusard peu digne, ayant longtemps hésité. Je pourrais ici produire nombre de citations qui noircissent (et le mot est faible) l'écrivain (ce qu'il serait bien difficile à faire pour nombre de ses contempteurs qui n'en ont jamais lu une ligne), des propos qui révulsent (mais qui ne sont pas plus odieux que les gerbes céliniennes dont tout le monde s'accommode, à commencer par les beaux parleurs de gauche). Il a néanmoins eu le mérite de poser, parfois avec beaucoup de didactisme et de lourdeur, j'en conviens, la question du lieu, de ce que nous devons à l'endroit qui nous a vu naître, à l'héritage que nous ont laissé nos ancêtres. Il ne pouvait être que maudit par les tenants d'une déterritorialisation deleuzienne, lesquels n'ont même pas compris, idiots qu'ils sont, que c'est là une des armes du libéralisme politique. Voilà ce qui arrive quand on confisque un Engels dialectique au profit d'un marxisme (jusque dans sa critique) qui se fait à Normale Sup ou à Vincennes...

    (6)C'était en 1988 et je n'étais pas si vieux, pas assez pour que l'on me soupçonnât de gâtisme ou de « nostalgisme » que l'on prête à ceux qui ont passé quarante ans.

    (7)Mais le off-shore de ce blog n'est nullement, on s'en doute, libéral. Il a des racines lusitaniennes et bretonnes, plus particulièrment malouines (et jusqu'à Rothéneuf, à la pointe de la Varde). Cet off-shore n'est pas le refus de la terre mais son appel incessant, sa légitime approche, sa véracité d'exil qui nous fait lien. Je penserai avec toute la dérision qui lui est due à cette affiche la prochaine fois que je m'inclinerai au grand Bé et que je regarderai les vagues bataillant de la Manche.

    (8)Et de penser à ce qui différencie une affiche putassière de campagne électorale et la coupure brutale et heurtée d'une œuvre de Rothko. On ne me dira : aucun rapport. Justement : aucun rapport.

    (9)Certains (des figuratistes?) diront que c'est là un trait de mépris qui s'ajoute aux précédents et que c'est un peu facile. J'en conviens. J'ai longtemps pensé comme La Rochefoucauld qu'«il [fallait] être économe de son mépris, il y a tant de nécessiteux». C'est un tort. En cela, ainsi que pour le reste, il faut être prodigue...

    (10)On lira avec jouissance Michel Pastoureau, Bleu, Paris, Seuil, 2002.

    (11)Détournement malhonnête et pleinement assumé de la chanson de Ferré La Mémoire et la Mer.

     

     

  • De la couleur avant toute chose...


     

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    Il paraît que le candidat socialiste et son équipe ont eu besoin d'une boîte de com' pour en arriver là. On admettrait une explication un peu décalée de deux mecs en fin de soirée, vodka-red bull, sur un coin de table, à une heure de l'échéance. Mais pas du tout. DDBA et fils ont planché sérieusement pour si peu...

    Parce qu'invoquer le changement pour un parti de gauche relève de la tautologie. C'est leur fonds de commerce depuis toujours. La gauche, c'est par principe (du moins est-ce ainsi qu'elle se vend) la rupture avec l'ordre, la terreur, la tradition, la morale (à compléter selon son humeur). Encore faut-il reconnaître que l'esprit aventureux en a pris un sérieux coup. Le changement (de qui ? de quoi ?) n'est pas la révolution. Et Hollande ne promet donc pas à son électorat (et à la France) des lendemains qui chantent. Petit bouleversement en perspective, inscrit dans le choix typographique d'ailleurs, puisque ce mot est en caractère maigre, dans la taille la plus petite de l'annonce. Le roi de Corrèze est visiblement plus soucieux de nous annoncer le temps de l'événement : maintenant. Au cas où le peuple français aurait oublié que l'élection présidentielle était vendue comme la clé de voûte de notre prétendue démocratie. Un peu comme un gars qui rameuterait ses potes pour leur rappeler que samedi prochain, autant dire maintenant, c'est son anniversaire, qu'ils peuvent venir, sans oublier les cadeaux. D'ailleurs, il n'échappera pas à l'oeil que c'est moins le changement qui est signifié que l'équation entre maintenant (une affaire de timing) et François Hollande. C'est son tour, en quelque sorte.

    Il n'y a pas lieu de s'attarder sur la médiocrité poétique (au sens où l'entendait Jakobson) du message. Construit sur une allitération en /ɑ̃/, il révèle chez ses concepteurs un sens du rythme et du mot pour le moins simpliste. S'il s'agissait de marteler une signification, ils ont fini par la noyer dans une prosodie aussi lourde qu'inefficace. Le changement, c'est maintenant François Hollande... Ce slogan est poussif, à l'oreille comme à la vue.

    À ce niveau, on pourrait penser que la formule 2012 des socialistes ne nous apprend rien. Sur le plan de la rhétorique classique, c'est certain, et il faut une conviction de militant aveugle pour lui trouver l'écho mitterrandien de la force tranquille. Que nenni !

    L'intérêt est ailleurs. Dans un très intéressant article publié par l'UPR, on trouve une observation curieuse sur les couleurs du logo UMP

     

    Le bleu et le rouge choisis par le parti héritier du gaullisme ne renvoient nullement à ceux du drapeau tricolore mais ont leur correspondance dans le domaine américain, ainsi qu'on peut le constater dans les exemples suivants

    http://www.u-p-r.fr/wp-content/uploads/2011/09/s3_US_logos.jpg

     

    C'est aussi l'étrange choix du candidat François Hollande. Le rose (et la rose au poing) qui fit la signature du parti dirigé par lui pendant dix ans a disparu pour une conformité chromatique anglo-saxonne. Peut-être une façon subliminale d'indiquer un changement à l'américaine, comme quelqu'un qui voudrait accompagner le mouvement libéral. Une manière d'annoncer la couleur sans le dire vraiment...