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musique classique

  • Les limites du jeu

    C'est en réentendant par hasard la désastreuse version de l'adagietto de la 5e de Mahler choisie par Visconti que j'ai repensé à Michael Nyman et aux emprunts faits à Henry Purcell. J'avais écrit dans un billet, il y a quelques mois, que je trouvais fort plaisant ce jeu. Il ne s'agit pas ici de revenir sur ce jugement mais d'en préciser les limites.

    Michael Nyman s'amuse. Sérieusement et avec un respect certain. Il n'essaie pas de maquiller son inspiration. En ce sens, il est moins retors que le cinéaste Peter Greenaway, avec lequel il travaille, et dont le goût pour les mystères ne peut se comprendre sans une lecture borgésienne des faux-semblants et des intrigues. Mais je l'écrivais déjà : cette aisance citative, cette forme répétitive du second degré a quelque chose de postmoderne. Ce sont les armes un peu desséchées d'un art facile de la composition. Il ne faut pas confondre  la technique et le savoir-faire avec la virtuosité et l'inspiration. Et moins encore la ludique disposition des formes avec un sens profond du discours. L'emprunt, lorsqu'il court derrière son modèle, a toutes les chances de se transformer en une démonstration superficielle. Si la citation est une des principes de l'art (1), elle n'en est pas l'essence.

    En ce qui touche au travail de Nyman, et notamment les compositions pour Meurtre dans un jardin anglais, il est curieux et révélateur de retourner à la source et de comparer celle-ci, dans la mesure du possible, avec sa postérité cinématographique. Et pour plus de netteté dans la confrontation, il est préférable de commencer, d'ailleurs, par la réorchestration, car c'est un peu de cela qu'il s'agit, proposée par notre contemporain.



     

    Voici maintenant la version originale, dans toute sa dimension baroque, magnifiquement chantée par Andreas Scholl.


     

    Il n'est pas question de comparer, puisqu'il n'y a rien, en valeur, à comparer. Ce qui nous transporte avec Scholl, cette élégance de la voix, son intériorité, et le phrasé propre à la musique de Purcell, tout cela disparaît dans la version de Nyman. Cette dernière a d'abord pour objectif de coller à l'image, d'en être l'accompagnement. Et pour ce faire, il est indispensable qu'elle s'efface, qu'elle ne soit qu'un habillage plaisant. Le motif qui sert de ligne mélodique est alors enrobé. Les cordes ne portent plus un rythme marqué, une scansion qui, à intervalles réguliers, interpellent l'auditeur, mais ils servent de continuum  à un propos auquel ils sont en fait étrangers. Cette sorte de lissage gomme les surprises et l'attente. La note qui vient est, d'une certaine manière, contenue dans la précédente. L'arrangement ne dessine plus un sentiment ou un paysage ; il uniformise la durée, pour que tout soit bien à sa place (ce qui, en l'espèce, est assez amusant, quand on connaît le scénario du film...). En fait, la relecture de Nyman fait sourire par le principe d'anticipation dont elle relève. Mais il n'est pas fautif de cela. Il serait absurde de lui en tenir rigueur. Il répond un programme qui relègue la musique au second plan. Le terme d'arrangement définit fort bien et la finalité du produit et la conduite à tenir pour que tout soit conforme à sa destination commerciale. Il ne s'agit pas de trouver la friction, le dérangement ou l'écart mais l'harmonie la plus convaincante. Non pas l'harmonie comme structure, telle qu'elle a été développée par la musique occidentale depuis longtemps, avec le souci d'un ensemble homogène (dont la forme la plus sensible est sans doute la symphonie et que mettra en cause la musique dodécaphonique par exemple), mais l'harmonie comme neutralité, avec une fluidité qui tourne à la mollesse. Sur ce point la musique de film est un produit, c'est-à-dire un pur effet de production, comme la pop. Il est inutile, dans les deux cas, de vouloir en faire une expérience vivante (le concert pop est musicalement un désastre par nature et il est significatif que c'est moins la musique que l'ambiance qui retient l'attention de ceux qui aiment ce genre de divertissement), au contraire de la musique classique ou du jazz. C'est d'abord une histoire de studio et l'ingénieur du son ou le producteur compte parfois bien plus que les musiciens eux-mêmes (2). Dans le cas de Nyman, la transformation de la gravité de Purcell en une pièce aisément mélancolique marque avec clarté ce qui organise l'horizon d'attente de l'auditeur. Il s'agit d'une élégance propre et sans aspérité. Une musique d'ornementation qui, en même temps, cherche l'effet le plus efficace dans la subordination.

    Cette faillite de la musique de film, nul sans doute mieux que Bernard Hermann, le compositeur quasi attitré d'Alfred Hitchcock, ne l'incarne. On ne trouve même pas chez lui l'humour qui traverse les œuvres de Nyman. La médiocrité de ses compositions proprement classiques n'étonnent pas tant son pendant cinématographique se complaît dans une soupe facile de radoteur mahlerien. Quand l'Autrichien de la fin du XIXe siècle offrait une musique capable de troubler son public, l'Américain, par un travail de simplification, s'installe dans le confort du prévisible.

    Retour à Mahler, donc, et pour se donner du baume au cœur, la version du fameux adagietto, version de Mengelberg, qui va l'essentiel.


     

     

     

    (1)Parmi les belles lectures sur ce sujet, il y a La seconde main d'Antoine Compagnon

    (2)Une histoire de la pop pourrait se bâtir à partir de ces personnages en retrait que sont les producteurs et les ingénieurs du son. Sans eux, bien des "sons" ne seraient jamais sortis : Phil Spector, Quincy Jones, Hugh Padgham, Nigel Godrich, Steve Lillywhite, George Martin, Todd Rundgren, Ken Scott,...

  • Bruckner, monde proche...

    Parce que les ritournelles hollywoodiennes, du temps béni du cinéma, ont familiarisé les spectateurs avec les envolées lyriques et les compositions-paysages, la musique symphonique de l'ère romantique a souffert d'une certaine dévalorisation. Brahms, Mahler, entre autres. Et Bruckner, peut-être plus que tous. Certaines interprétations n'ont pas arrangé l'affaire, en faisant traîner infiniment des adagios pour en faire un sirop indigeste. Nous avions déjà évoqué le cas mahlerien avec l'interprétation géniale de Mengelberg pour l'adagietto de la 5e. 

    Ce qui suit relève de la même logique. Furtwangler dirige le Philarmonique de Berlin. Nous sommes en 1942, autant dire un monde antédiluvien pour un contemporain qui balance ce qui a été produit l'année précédente. 1942 : un son qui n'a pas le lisse du numérique. Mais tout y est : la profondeur des cordes, la charge discrète des cuivres, l'élégance d'une tenue orchestrale. Un maître dirige le 2eme mouvement de la 7e symphonie de Bruckner, une impression à la fois proche et différente de la version mise  en ligne sur ce blog. Un bonheur qui n'en finit pas.



  • Un détour chez Hoffnung

    Je ne saurais en trouver la raison mais force est de constater que l'on ne rit pas en musique et que dans le domaine classique on ne trouvera guère de compositions susceptibles de provoquer une certaine hilarité. Reconnaissons toutefois que la détente des zygomatiques n'est pas en soi une obligation. À croire que le classique ait conservé de sa filiation religieuse une sévérité ou contemplative ou tragique. Il y a certes le Pumps and circumstances d'Elgar ou La Marche pour la cérémonie des Turcs de Lully pour me réjouir. Cela fait peu (je laisse de côté le Casse-Noisette de Tchaïkovsky dont les passages les plus ridicules me font franchement rire : le Russe n'avait sans doute pas l'objectif qu'il en soit ainsi). Reste alors la dimension parodique ou le pastiche, à la manière d'un Michael Nyman. Ou bien l'esprit qu'insuffla, dans les années 50, Gerard Hoffnung, lorsqu'il organisa son Festival au Royal Festival Hall de Londres. On y joua des œuvres délirantes : Grande, Grande ouverture, op. 57, de Malcolm Arnold pour 3 aspirateurs, 1 machine à cirer, 4 fusils et orchestre (dédiée au président américain Hoover), un Concerto pour tuyau d'arrosage et cordes. Musicien lui-même, Hoffnung ne considérait pas qu'il participât à une entreprise de désacralisation. Il s'agissait avant tout de jouer (avec) les œuvres. Cette attitude n'avait rien à voir avec une quelconque envie de piétiner Beethoven ou Mozart, car l'esprit en apparence potache et le goût de la dérision supposaient une connaissance indéniable des œuvres. Rien à voir avec le mépris anti-intellectuel qui règne aujourd'hui.

    C'est donc sur une note légèrement farcesque qu'Off-shore reprend ses quartiers.




  • Racolage public

     

      

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Qui pourrait se plaindre qu'un orchestre national français proposât un cycle autour de compositeurs de son pays, sinon peut-être les enragés différentialistes traquant la crispation territoriale avec une obsession imbécile ? C'était ce qui était offert à Lyon durant le mois de février. Le mélomane avait l'occasion, sans pour autant renier Bach, Gesualdo, Britten ou Lindberg de parcourir les allées hexagonales de la musique où, à défaut de l'aura germanique ou russe, il a loisir de croiser de Massenet, Messiaen, Franck ou Chausson.

    Ce cycle, ses organisateurs se devaient (?) de lui trouver un titre, puisque désormais il ne suffit pas de se contenter de la dénomination simple des choses : les impératifs managériaux et l'instance marketing veulent que nous emballions la culture dans des couleurs et un vocabulaire qui donnent envie. Rien ne peut se faire sans son pendant clinquant, chic-choc. Ainsi le programme papier glacé se décline-t-il dans une tonalité rose tapageur mélangeant la guimauve et la vulgarité. Un peu comme si vous alliez faire un tour aux enseignes à la mode où s'habille une certaine jeunesse. Sans doute ce qu'on appelle le style (puisque le style, c'est l'homme, que la démocratie esthétique, c'est l'égalité des goûts et que de cela nul n'a plus le droit de discuter sous peine d'être anathémisé...). Le fond de la boutique musique classique française est donc rose. Encore sourirait-on si l'idiotie en était restée à cette laideur chromatique. Mais celle-ci et celle-là avaient un sens.

    Elles étaient en effet l'accroche, le produit d'appel de son équivalent linguistique. Le cycle s'intitule French kiss. Quitte à faire dans la grosssièreté, autant ne pas se poser de limites... Et sur ce titre, deux commentaires nécessaires. Il est pour le moins choquant qu'un organisme (puisqu'il faut parler la langue administrative) ayant le label national, vivant essentiellement des subsides publics français se permettent d'utiliser une expression anglaise, surtout quand cette expression ne constitue pas un fait de langue tel qu'elle soit comparable à parking, traveller check ou hi-fi. Il est insupportable de céder à cette subordination anglo-saxonne, pire : de la précéder, avec, je suppose, l'impression d'avoir fait un bon mot. Nous avons déjà mainte fois l'occasion de voir des affiches commerciales se prévaloir de la langue de Shakespeare (quoique ce soit là une périphrase peu adéquate), au point qu'on en oublie et que nous sommes en France, et qu'une loi a été votée en 1994, pour nous épargner ces infamies. Et l'astérisque, et la traduction légal en caractères illisibles ne changent rien à l'affaire. Notre pays s'abandonne lentement à l'esclavage linguistique ; la proposition du ministre de l'Education Nationale d'un apprentissage de l'anglais dès trois ans en est le dernier avatar. Autant, dès lors, renoncer à l'enseignement du français comme langue maternelle : tout le monde avec un chewing-gum et un parler canard... Que l'on aille au plus vite à l'enterrement de l'espagnol, de l'allemand, de l'italien, du portugais...

    Je m'égare. Revenons au French kiss. Nul doute que l'esprit malin qui a trouvé cet intitulé voulait retourner la situation, destabiliser le public. Puisque c'est français, faisons anglais. Pourquoi pas ? Il aurait pu (mais je vous l'accorde : c'eût été peu motivé, comme aurait dit Saussure) choisir Pumps and Circumstances ou Water Music. Sauf que de tels choix auraient manqué l'un des fondamentaux de l'époque : en tout, pour tout, partout, quand il s'agit de culture, nous devons combattre l'esprit de sérieux et masquer ce que les hypocrites veulent garder pour eux, soit la hiérarchie des valeurs (1). Parce que, reconnaissons-le, la musique classique est ennuyeuse, austère, bourgeoise. Pour elle aussi, il est utile de ravaler la façade et aucun mot d'esprit (ou se croyant tel) n'est trop facile, quand bien même la motivation dont je viens de parler n'est pas certaine. Comment rapprocher les compositions proposées du French kiss ? A-t-on d'ailleurs réfléchi en ces sphères de l'événementiel à ce qu'induisait, dans l'imaginaire anglo-saxon, cette si belle expression ? Faut-il y voir une incitation à ce qu'à la fin de chaque concert les auditeurs s'embrassent à bouche que veux-tu, dans un état de liesse magnifique, tant la musique est capable d'adoucir les caractères ? Mais nous en serions alors à un quasi Flowers Power et à un auditorium en Woodstock à couvert (un peu anachronique...)

    Ce qui est regrettable dans ce genre d'exercice tient au sentiment que la vulgarité aurait gagné encore en efficacité si l'auteur de la trouvaille avait poussé plus loin le lien entre musique et sexe, parce qu'en la matière une belle âme aurait proposé autre chose qu'un bisou avec la langue. Pour la prochaine série musicale française, je suggère donc : Swingers Party, Gang Band, One Night Stand, voire This is hardcore (en reversant quelques royalties à Pulp et Jarvis Cocker...).

    Ce renoncement à désigner la culture pour ce qu'elle est et la volonté de l'amalgamer à tout prix à la sphère du divertissement est, option basse, une hypocrisie grotesque, option haute, le signe d'une déliquescence intellectuelle dans laquelle l'euphémisation festive s'est substituée à la bêtise du bourgeois moqué par Flaubert. Il n'y a en tout cas plus à espérer d'un pays dont les institutions culturelles collaborent ainsi à son anéantissement.