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C'est beau l'Asie, exotique et chaleureux. Les rues grouillent de monde, avec un éternel enthousiasme. En plus, des gens qui bossent. Rapides, efficaces, silencieux. Parfois, dans l'univers des sweatshops si utiles pour optimiser les profits des vendeurs de fringues et rendre plus improbables encore les discours d'ici sur la mode, le style et l'élégance, il arrive qu'un bâtiment s'effondre.
Près de 400 morts, 700 blessés. Une broutille pour ce continent si exotique et chaleureux. Les rues grouillent toujours de monde. C'est à peine une info, ici. On fait un ratio. Vu la population, tout juste une dizaine de morts ici.
Ici. Ici. On dit toujours ici. Et là-bas, à Dacca ou Bombay ? On s'en fiche, en fait, malgré les apparences.
On dit ici parce que c'est ici que ça se passe. Ici qu'on cherche la couleur du nouveau pull, le déroutant imprimé flashy, le coordonné tueur chaussures ceinture col en V, pour la soirée de demain. Une soirée demain ? Où ? Ici. Ici chez moi. C'est bien pour ça qu'on s'appelle, non ?
Photo : Reuters
Des barils. Important, les barils. D'eux s'élève tout un univers d'énergie, de force et de mouvement. Sans eux, rien n'est possible, et surtout pas l'illusion du politique. Des barils à perte de vue, jusqu'à la dernière goutte de l'or noir et que nous finissions sur le côté, dans le fossé ou dans la tombe, après nous être battus, entretués, massacrés pour eux. Des barils qui font les terrasses chauffées l'hiver, les pare-choc chromés et les belles fortunes, à Miami, Ryad ou ailleurs.
Les barils, pour le brasero des pauvres ou les pots de fleurs de fortune. On peut faire tout un monde à partir de là, sans qu'on sache vraiment où on arrivera, si toutefois il y a un port, quelque part, un havre.
Des barils, raffinage et stockage à Rotterdam, complexe futuriste et raffinement à Doha ou Dubaï, et entre les deux, des étendues de misère.
158,9873 litres... La précision symptomatique de la virgule, à l'infini de sa multiplication, en cuve, en tankers, en tuyauteries courant dans le sable ou la steppe. Des barils sous la terre, sur mer, sous la mer,
et nous, à guetter le pic de Hubbert, comme une raréfaction de notre être...
Photo : Lowell Georgia/National Geographic/Getty Images
C'est, si l'on voulait la jouer cynique, le chiffre du jour (ou de la semaine...). L'Organisation Internationale du Travail annonce donc le lundi 30 avril qu'il y a 202 millions de chômeurs à travers le monde et que les chiffres à venir ne sont guère encourageants. À ce petit jeu-là, ces bons messieurs de l'OIT nous avertissent que des tensions sociales sont à craindre. Il est à prévoir qu'on ne va pas beaucoup rire dans un avenir proche... Il est vrai, cependant, que ces quarante dernières années n'incitaient pas non plus à un optimisme débordant. C'est bien connu : le pire est devant nous.
202 millions sur 7 milliards de terriens, le chiffre peut sembler modeste. Il faut néanmoins retirer les enfants, les vieux, les inactifs et l'on arrive, paraît-il, au pourcentage plus significatif de 6,1% de la population active. Pas encore le taux espagnol mais le vers est, semble-t-il, dans le fruit. L'important est ainsi de retrouver de la croissance, pour faire redémarrer l'économie.
Ces chômeurs sont un fardeau et un manque à gagner pour une machine en recherche de rentabilité maximale. Ils sont le signe que là où il y a de la richesse, le marché se rétracte et que les investissements pourrraient être moins profitables que prévu. Tous les journaux titraient sur ce chiffre, comme s'il signifiait que, soudain, par l'inflexion qu'il supposait, la belle histoire d'un monde de croissance prenait quelques rides. Les temps sont durs, nous dit l'OTI. Tirons la sonnette d'alarme. Les sans-emplois sont trop nombreux et c'est là le signe d'une société globale en difficulté.
Il ne s'agit nullement de minimiser la situation des personnes sans travail. Ils ne sont pas en cause. En revanche, cet alarmisme économique étonne, comme si ces 202 millions étaient le seul indicateur d'un monde allant à vau l'eau. Parce qu'il me semble qu'il biaise singulièrement la réalité. La misère planétaire va bien au-delà de ce nombre certes considérable. S'il n'y avait qu'eux dont il fallait se préoccuper, passe encore. L'économie pourrait sans doute s'en charger aisément si tout le reste allait bien mais sont-ils les seuls à souffrir ?
Je me souviens d'un dessin de Plantu où un ouvrier (casquette et sacoche) parlant à une aristocrate faisant la charité lui disait en substance : moi aussi au prix où je suis payé c'est du bénévolat sauf que c'est mon boulot. N'est-ce pas ce qui gêne dans l'inquiétude des commentateurs de ce chiffre terrible ? 202 millions. Peut-on se contenter de cette évaluation pour tirer la sonnette d'alarme ? Et de nous demander si toutes les personnes qui vivent avec un revenu de 2 ou 3 dollars par jour tous les exploités des sweatshops de Nike ou d'autres firmes multinationales, tous les miséreux dont l'emploi ne leur permet pas autre chose que de dormir sous les ponts ou dans les halls, y compris dans la cinquième économie du monde (c'est nous...), tout l'univers mondialisé du petit boulot payé à coup de lance-pierres, oui, de se demander si tous ces gens sont comptabilisés dans ces fameux 202 millions. Il est évident que non, puisque ceux qui vivent avec 2 dollars sont, selon les différentes sources, à peu près 2,5 milliards...
Le problème est là. Cette évaluation (et les frayeurs qui s'en suivent) correspond à un certain type de développement, à une perspective d'économie libérale ne se souciant que de la frontière travail/non travail, actifs/sans emploi, sans préoccupation des conditions d'existence propres à chacun. Avertir que plus de chômeurs, c'est un risque de troubles sociaux, ce n'est pas envisager la situation du côté des malheureux, prendre la mesure humaine du désarroi, mais c'est évaluer les ennuis, les retards, les incidences fâcheuses sur le système entier. Le pauvre à 2 dollars le jour présente au moins l'avantage, surtout dans certaines régions du monde, d'être neutralisé. Le chômeur du pays riche, du pays émergent, ou du pays en voie de développement présente un risque bien plus grand.
Ce chiffre inquiète surtout les possédants qui voient potentiellement leurs parts de marché et leur confort écornés, parce que les chômeurs ne sont plus des consommateurs en puissance. Pour ceux dont la misère est le quotidien, sans plus de perspective et de droit à la dignité, et ils sont bien plus que 202 millions, cela ne change rien, parce qu'aux beaux temps des trente Glorieuses, de la croissance miraculeuse, de la bagnole, du grille-pain et de la télévision couleur, la vie était déjà un combat désespéré.