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K.O. debout (deuxième partie)

J'ai essayé d'avoir des nouvelles, tu sais, encore mais rien ne fonctionnait pour joindre l'hôpital, et même avoir le manager de Finsbury, impossible, Cruz m'a dit qu'il allait redescendre, voir à la réception, je ne sais pas quoi, et de ne pas décrocher le téléphone, de ne répondre à personne, au cas où on aurait voulu savoir ce que je pensais de cette affaire de malaise, de coma, moi, je ne savais pas encore comment l'appeler, et je me suis affalé dans le fauteuil du coin et j'ai essayé de faire ce qu'on m'a demandé plusieurs fois depuis, mais j'ai cessé de répondre, donc, de voir, de revoir, le moment de ses yeux, mais je n'y arrivais pas, même pas comme je te l'ai dit tout à l'heure, tu sais, cette étincelle qui m'a fait penser à Hearns, quand Hagler le fracasse, parce que ça urge pour lui, pour Hagler, il a l'arcade ouverte, il a mis un genou à terre, enfin bref, accrocher ce regard de Finsbury allongé, dans le décor, et moi qui avance, les deux poings près à bondir, comme un fauve, alors que les carottes sont déjà cuites, et de me souvenir qu'il n'avait pas l'air plus atteint que moi, qui me suis vu après, dans les vestiaires, la tête plutôt pas mal, ce qui voulait dire que mes coups n'avaient pas pu le toucher à ce point, qu'il avait quelque chose avant, de pas décelé, si c'était grave, et comme j'avais encore les cassettes dans la chambre, je me suis repassé en accéléré plusieurs de ses combats, quand il prend des coups, quand les autres le malmènent, pas très souvent, la défense de son titre, contre Waldrey, contre Swinburne, contre Sandoval, contre Fielding aussi, et tu vois qu'il a pris des coups par le passé, un peu, mais qu'il n'a jamais plié, pas bougé d'un mètre, une capacité à encaisser pas possible, un truc à te décourager de remettre le couvert, et je me dis, abruti devant mon poste, que je n'ai pas tapé le plus fort, que je n'ai pas été son pire adversaire, c'est terrible de se dire des choses pareilles, parce que si rien ne s'était passé de cette manière, aussi tragique, j'aurais expliqué que de tous, oui de tous, j'avais été celui qui avait cogné le plus fort, plus que Fielding et Waldrey, alors que c'est mentir que de dire une chose pareille, tu comprends, il faut être honnête, et moi, j'ai besoin de te dire la vérité, et j'étais en train de me repasser un extrait du combat contre Waldrey justement, quand Cruz a réapparu pour me dire que visiblement c'était très sérieux et il m'a demandé ce que je voulais faire, parce qu'il y aurait sans doute des journalistes pour me contacter, et d'attendre avant de prendre un vol pour l'Europe, et je lui ai répondu, j'étais à la fenêtre, je cherchais un point où m'accrocher, j'ai répondu que je ne savais pas, oui, attendre, et j'ai téléphoné à la réception pour qu'on ne passe aucune communication, aucune, tu comprends, aucune, et l'après-midi a commencé de cette manière, dans le silence, parce que pour mon portable, je pouvais voir les numéros s'afficher et je ne répondais pas, je me suis calé dans le fauteuil, en picolant juste ce qu'il faut pour ne pas faire de conneries, avoir la lucidité au cas où il faudrait que je parle, et les deux trois heures qui se sont écoulées m'ont paru interminables, mais ce n'était pas qu'une impression, j'ouvrais les fenêtres, j'entendais l'agitation de la ville et moi j'attendais, tout seul, sauf quand Jones et Pedersen sont venus, pas longtemps pour me demander si j'en savais plus, évidemment non, pas ici, à attendre, j'étais énervé, surtout que Jones a déblatéré sur la santé de Finsbury en disant que c'était du chiqué, ou que c'était pour masquer une merde plus grande, un truc, quel truc ?, il ne savait pas, un truc et je l'ai envoyé bouler, je me suis remis à boire et vers cinq heures Cruz a surgi pour me dire que l'état était stationnaire, sans doute pas si grave qu'on le murmurait, mais déjà dans les rédactions on s'activait, une annonce sur CNN ou ABC, je ne sais plus, alors j'ai pris la décision de ne rien changer, j'ai fait mes bagages, pas d'interview, pas de plateau télé, de toute manière, on s'était entendus avant, avec Mitchell, Villa-Rey et Cruz, donc je ne me dérobais pas, tu vois, je n'ai même pas cherché à sortir par une porte latérale, non, comme quelqu'un qui fuit, non, la porte principale de l'hôtel, avec des journalistes en faction qui voulaient connaître mes sentiments, c'est leur truc, ça, connaître les sentiments, ils n'ont que cela à la bouche, ils veulent du sentiment, je ne connais pas mes sentiments, moi, et surtout pas sur une affaire comme celle-là, j'ai plutôt l'impression que cela me traverse, enfin bref, je n'ai rien dit, j'en ai juste poussé un qui faisait un pas de trop, et le taxi est parti, et tu sais, pas un mot jusqu'à l'aéroport, d'ailleurs même dans l'avion, plus un mot entre nous, je ne voulais plus qu'on me parle, qu'on m'en parle, de Finsbury, Finsbury et sa grande gueule, Finsbury et son art de l'esquive, Finsbury et sa beauté de fauve qui se ramasse, au tapis, Finsbury intubé à cause d'un simple enchaînement crochet-uppercut, comme un bleu, et je sais ce que je dis, pas envie d'en parler parce que de toute manière, on aurait dit quoi de plus sinon des conneries ou des banalités. Moi aussi, tu peux me resservir, et si tu veux, dans le frigo, tu fouilles et tu ramènes de quoi grignoter.


Tu comprends, tu ne peux pas te dire, quand tu repenses au geste, tu vois, le geste, l'enchaînement, crochet-uppercut, c'est pendant un combat, un combat, un championnat du monde, tu ne peux pas le voir comme un coup dans une bagarre, un coup de couteau dans une baston de merde, et il faudrait le faire au ralenti, avec d'un côté le coupable, et c'est toi, et de l'autre la victime, ce gars qui n'a pas profité de la situation, des trois premiers rounds où tu t'es senti cotonneux, vaguement, moins fort que lui, et sans deux ou trois mouvements de hanche, j'y aurais laissé ma tempe, parce que s'il avait eu un peu de chance, ou de la vista, je ne sais pas, ou un tout petit peu plus de vitesse, je n'aurais pas dépassé la quatrième reprise, crois-moi, tu ne peux pas te dire, voilà, ce coup-là, c'est la mort, parce que si c'était la mort, et toi un coupable, parce qu'alors il faisait quoi les cons qui hurlaient, qui applaudissaient dans la salle, qui avaient raqué un maximum pour pouvoir dire j'en étais, sans parler des pay-per-view, avec leurs chips et leur boîte de Budweiser, oui, ce geste, même si je sais qu'il en est mort, d'une certaine manière, et tu ne peux pas t'en laver les mains, hop, hop, et maintenant, revenons au cours normal des choses, impossible, mais ce n'est qu'un geste, et à ce moment-là, après coup, tu n'y repenses pas de la même manière, tu ne peux plus te dire, voilà, il mord la poussière et je deviens le meilleur, le meilleur, le meilleur, tu comprends, mais je pouvais difficilement oublier que c'était un championnat du monde et qu'il avait dit et répété que Gurvan Michals, il en ferait un pantin, parce qu'il aurait fallu que tu vois sa tête, au moment de la pesée, le regard petite chiotte, je vais te refaire la façade, tu vas voir, ta petite gueule en bouillie, tout en intox évidemment, je n'ai pas envie de l'oublier non plus, parce que s'il avait eu les moyens de le faire, il ne se serait pas gêné, mais c'était avant, d'une certaine manière, et quand, dans le hall de l'aéroport, à l'arrivée, quelqu'un a bondi sur Cruz qui le traversait, moi, j'étais à une terrasse à boire un café, j'avais besoin de décompresser, quelqu'un a bondi sur Cruz pour lui dire que Finsbury était mort, et c'est bizarre que ce n'est pas à moi qu'on est venu le dire, pas à moi, alors tu voudrais trouver le souffle, la respiration qu'il faut pour ne pas avoir l'impression qu'on vient de te cogner à mort, j'ai tout compris de loin, en voyant Cruz passer sa main large sur son visage et revenir lentement auprès de moi, j'ai compris, et Pedersen et Jones, aussi, ils ont compris, mais ils n'étaient pas concernés comme moi, d'ailleurs, ils m'ont regardé tout de suite pour voir le choc, et j'ai dit, on s'en va, on prend la route pour Swansea, comme prévu, et on s'est dépêchés, c'était le silence, crois-moi, le silence, encore pire que dans l'avion, dans la bagnole, pareil, sauf qu'à un moment, mon portable a sonné et j'ai reconnu le numéro de mes parents, j'ai décroché, je l'entendais mal, mon père, et on s'est garés sur le bord de la route, il venait d'apprendre la nouvelle, il voulait savoir comment j'allais, bien, ne t'en fais pas, avec ta mère, nous sommes allés prier, dès qu'on a su, c'est bien, ai-je dit, je sais ce que tu as envie de me dire, que ce qui devait arriver était arrivé, et que cela aurait pu m'arriver, à moi, et que maman, et toi aussi, vous en auriez souffert à jamais, je sais, et que la boxe, vous n'avez jamais cautionné, qu'il n'aurait tenu qu'à toi, sûr que j'étais en colère, et qu'il me donnait un prétexte, comme un putching-ball, pour la déverser, cette colère contre les événements, contre moi-même, et que je devais en vouloir à Finsbury d'être mort, d'avoir gâché mon rêve de gosse, d'être champion du monde des moyens, WBA-WBC-IBF, toutes fédérations confondues, champion du monde, sans être Américain, sud-Américain, noir, pauvre, mais européen, blanc, d'un milieu qui ne demandait pas à se battre, fils de pasteur, fils choyé, merde, alors il fallait que je passe ma colère, mais lui, mon père, tu comprends, il a laissé passer l'orage, il a esquivé, voilà comment je pourrais le dire, et puisque visiblement, je ne voulais pas qu'on m'apaise par la compassion, il m'a remis à ma place, tu sais, comme un contre, et tu perds pied, mais, Gurvan, ce n'est pas moi qui aie dit un jour dans une interview que la boxe, ça t'avait canalisé, parce que tu étais en rébellion, et qu'entre les cordes d'un ring, au moins, tu étais cadré, parce que dans la rue, tu aurais pu faire de grosses bêtises, comme ces hooligans qui frappent à mort parfois, ou la petite délinquance, qui ne sait pas s'arrêter, voilà, c'est tout, ce n'est pas moi, mais maintenant, cela ne change rien, puisque Finsbury est mort et tu vas devoir vivre avec cette chose, coupable ou non, responsable ou non, la question n'est pas là, Gurvan, voilà, il n'a pas fait dans la dentelle, mais lui, au moins, n'avait rien à gagner à parler de cette manière, il n'avait pas à ménager mes sentiments, ma carrière, il n'avait pas à marchander sur son affection, parce que tu sais combien, malgré tout, il ne faudrait pas toucher à un cheveu de son fils, mais merde, il n'a pas pris des pincettes, et c'est pour cela que j'étais pressé que tu reviennes pour te parler. Sers-moi un dernier verre, s'il te plaît, et après on rentrera à l'intérieur pour bouffer plus consistant.


Hier, Cruz a téléphoné pour me dire que déjà, certains voulaient engager des discussions pour la remise du titre, soit contre Umberto Tolosian, que Finsbury avait battu aux points, soit contre Wilfredo Sanchez qui change de catégorie pour faire à son tour ce que j'ai fait, moi. Alors, voilà. Voilà, demain, à toi d'abord, je voulais le dire, enfin tout te dire, depuis le début, mettre tout cela à plat, demain, je vais annoncer ma retraite, j'abandonne la boxe, le titre, tout, la carrière, tout, et je sais que tu ne vas pas me sortir toutes les banalités du tu as bien réfléchi, prends ton temps, c'est le coup de l'émotion, dans quelques mois, l'autopsie te dédouane, toutes ces niaiseries, il y en aura bien assez pour me les passer en boucle, et ceux qui y ont intérêt en premier, j'abandonne, voilà, et ce n'est même pas la peur ou le dégoût qui me motivent, même pas, pourtant je fais des cauchemars, je rêve de Finsbury, je ne vois jamais vraiment son visage, mais je sais que c'est lui, et je n'ai pas envie de remonter sur un ring, de croiser un autre regard qui sera automatiquement celui de Finsbury, même si le gars est mexicain ou colombien, fini, tout cela, j'ai bien réfléchi, et tu sais, ce n'est pas très joli, la vraie raison, ce qui m'a traversé le crâne, la vraie raison, celle qui ne se dit pas, la raison profonde, parce qu'au fond, je pars sur un succès, invaincu, vingt-six combats, dix championnats du monde, vingt victoires avant la limite, vingt-sept ans, l'homme qui a mis fin à l'invincibilité de Brooke Finsbury, l'homme toujours vivant mais terrassé par le destin, à l'aube d'une carrière qui en aurait fait, peut-être, et comme cela ne mange pas de pain, certains diront, sans aucun doute, c'était écrit, une des plus grandes figures de la boxe, avec Joe Louis, Mohammed Ali, Marvin Hagler, parce que ne compte pas sur moi pour remettre le couvert, je ne reviendrai pas, j'ai de toute manière les moyens de vivre très bien, de faire autre chose, donc, les come-back à la con, pas pour moi, non, tu vois, la mise en scène continue, sans moi, le cirque continue, sans moi, parti au sommet de la gloire, Finsbury-Michals, le combat pas comme les autres, tu comprends, et je ne donne pas trois ans avant qu'un scénariste de merde à Hollywood nous serve une daube sur le nouveau combat du siècle, avec tous les ingrédients du tragique, un truc grec enrobé de violons et de ralentis, ils trouveront une belle gueule pour l'occasion, bien plus cinéma que la mienne, et je sais que c'est assez terrible de dire des énormités pareilles, de se servir d'un mort, parce qu'au fond, on va finir par me plaindre plus que lui, et tu sais, pour être honnête, c'est pourtant facile pour moi, parce que j'ai eu ce que je voulais, parce que j'ai largement les moyens de me retirer, tout ce pognon qui m'attend, avec tout ce pognon, passer à autre chose, ce sera facile, et tu sais, si Finsbury ou un autre, il était mort pendant une demi-finale mondiale, j'aurais remis les gants, bien sûr que j'aurais remis les gants, mort ou pas, j'aurais d'abord pensé à ma gueule, à mon ambition, à ma réussite, j'aurais marché sur tous les cadavres à ce moment-là, sans hésiter, et Finsbury me fait souffrir, et quelque part, il me fait souffrir, d'accord, alors il faut bien que je m'y retrouve, que je solde ma douleur et ma culpabilité, celle que j'ai un peu au fond de moi, et celle qu'on voudrait me coller, même si dans cette histoire, on ne peut rien contre moi, juridiquement parlant, puisque tout s'est déroulé en stricte légalité au regard de la loi et des règlements de la boxe, mais évidemment, si j'en étais resté à une demi-finale, j'aurais marché dessus, remisé ma conscience au vestiaire, mais là, au moment de peser le pour et le contre, de reprendre la direction de la salle d'entraînement, au moment de penser aux coups qui arriveront, au moment de penser qu'un jour quelqu'un pourrait te battre, que tout Michals que tu es, un jour, peut-être, sûrement, inévitablement, c'est la règle, tu seras à la place de Finsbury, pas mort, je veux dire, mais dans les cordes et le corps qui tombe, l'œil au niveau des photographes qui prennent bien ton nez qui saigne et tes yeux dans la brume, et non, ce n'est pas possible, pas cela, pas toi, alors, je me suis dit que ce putain de hasard de Finsbury qui clamse, c'était la chance, ma chance d'entrer dans la légende, voilà, je suis celui qui se retire, le tragique, c'est moi, tout à coup, et cette pensée de merde, je ne peux la dire à personne, ni à mon père, ni à ma mère, ni à Samantha, à personne, sauf à toi. Voilà, j'arrête.

 

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