Je suis descendue à la cave pour un vide-grenier. Chez nous, il n'y a pas de grenier. Pour nous faire de l'argent et préparer notre mois d'août en Irlande. Claire a des copains qui l'ont fait l'an dernier et le jeu en vaut la chandelle, semble-t-il. Ils ont pu s'offrir un voyage autour de Barcelone. J'avais commencé la veille à faire le tri dans mon armoire : virer toutes mes guenilles, les affaires que je n'ai même pas eu le temps d'user parce qu'elles m'ont lassée avant. Des tee-shirts avec des inscriptions dorées, des pantalons à la coupe dépassée.
Je n'imaginais pas qu'une si petite armoire pouvait contenir autant d'horreurs et qu'une si petite vie que la mienne avait à déverser autant d'antiquités. Huit ans ici, depuis que mes parents ont acheté la maison. J'ai retrouvé des bandanas que je portais quand j'avais encore les cheveux longs. Je jette. Des horreurs. En fait, un tri a déjà été fait, il y a quatre ans, quand Mathilde est partie vivre avec son copain et que j'ai récupéré sa chambre.
Mathilde. J'ai pris conscience que c'était comme si moi, dans un an, je mettais les voiles avec Loïz-Ronan. Imagine-toi, ma vieille, un an. Mais ce n'est pas possible. Nous avons le même âge sans situation. Antoine, lui, travaillait déjà. Ils étaient sérieux à faire des gosses. D'ailleurs cela a commencé. Mais j'ai refusé d'être marraine. Tante à seize ans, c'était déjà bien suffisant. De toute manière, je sais bien que Loïz-Ronan ne sera pas le dernier. Il est mignon, il est gentil. Je ne l'aime pas. Cela ne peut pas être cela, aimer. Il manque quelque chose. Je ne sais quoi. Sinon, on n'en ferait pas toute une histoire.
Cette petite armoire, je l'ai vidée d'un bon tiers. Manteaux, pulls, sweats, tee-shirts, chemises. Je n'en connais pas la valeur. Peut-être rien. J'ai tout mis en vrac dans des plastiques Monsieur Bricolage. Claire s'était proposée pour faire le tri ; j'ai refusé. Je refuse beaucoup, en fait. Je n'ouvre jamais mon armoire à quiconque. Je ne supporte pas toutes ces filles qui s'échangent leurs affaires, partagent leurs couleurs, leurs odeurs, leurs formes.
J'allais m'arrêter là, à mon armoire. L'après-midi du samedi s'achevait. Maman m'a dit qu'il y aurait à voir aussi à la cave, dans tous les cartons où elle a entassé un fourbi de jouets et de livres. Il y aura peut-être des bibliothèque rose ou un jeu de petits chevaux en bois qui intéresseront les passants. Je n'y avais pas pensé. Je n'aime pas les puces, ni les brocantes. Je n'aime pas marchander.
-Tu ne vas pas voir à la cave ? a-t-elle répété.
-Si, si, j'irai demain. Là, je suis fatiguée, et c'est l'heure d'Amicalement vôtre.
C'est dimanche. Ils sont invités chez des amis à un barbecue. Ils rentreront tard. Avant de partir, maman m'a juste indiqué la zone à explorer, pour que je ne dérange pas trop. Mon père a son désordre ; il n'aime pas qu'on y touche. Il a tout son matériel de jardinage, les outils propres comme s'ils n'avaient jamais servi. J'aperçois le ciel bleu par le soupirail ouvert. L'ampoule ne dissout pas toute l'obscurité. Je ne descends jamais à la cave. Je n'ai rien à y faire. Une odeur de terre humide persiste, même s'ils ont coulé une dalle en béton. Je ferai deux tas : les vieilleries qui finiront en exposition sur le trottoir devant chez Claire ; les irrécupérables, pour la déchetterie. Faire, là encore, un peu de ménage. Au moins, ma mère ne dira pas que mes histoires n'ont servi à rien.
Mes poupées, mon baigneur. Je n'ai pas de nièces ou de petites cousines à qui les donner. Mathilde n'a eu que deux garçons, coup sur coup, et j'espère qu'elle s'arrêtera là. Je ne parie pas sur l'avenir. De toute manière, ils sont passés entre mes mains et cela se voit. Il paraît que j'étais une enfant assez brusque. J'expédie ces horreurs dans un sac poubelle. D'autres jouets suivent le même chemin. La cage du serin, quand j'étais un mois, l'été, chez grand-mère. Je lui en ai toujours connu, des serins jaunes. Ils se sont tous appelés Kiki. J'ai gardé la cage parce que j'aimais beaucoup ma grand-mère et que pendant un temps, après sa mort, j'ai conservé son oiseau. Il est mort, lui aussi, très vite, peut-être parce que je n'en prenais pas soin. Je ne sais pas. A moins que ce soit la vieillesse. C'est bien difficile de mettre un âge sur une petite boule de plumes. Il n'a pas eu de successeur. Je retrouve aussi un bocal à poissons rouges. Je les plaignais de tourner en rond mais la prof de sciences naturelles nous a appris cette année que leur mémoire n'excédait pas trois secondes. Trois secondes. La maladie d'Alzheimer à l'échelle de l'espèce ! Et je déblaie.
Dans un sac plastique bleu turquoise, au milieu du second carton, un peu n'importe quoi. Mon ancienne ardoise avec les bords de plastique rouge, où il fallait inscrire les résultats, pendant les exercices de calcul mental. Je n'aimais pas ; j'étais un peu lente. Il y a même l'éponge dans son étui, qui puait très vite, et cela laissait une odeur désagréable sur les mains. Des crayons de couleur et des bâtons de pâte à modeler, orange et verts. Et un truc, au fond. Un truc plus lourd.
Une boîte de cirage. Djélil. La boîte est légèrement cabossée. L'arrière est éraflé et le couvercle aussi. Une traînée qui a abîmé la marque. Je la tiens dans la main. Je la regarde sans bouger. Comment ai-je pu oublier ?
Le CE1. Nous nous sommes retrouvés dans la même classe. Il était arrivé pendant l'été, en provenance du sud, Béziers ou Perpignan. Un désordre de boucles noires. Une silhouette plus fine que la moyenne et la moue frondeuse. Une vivacité dans le regard. Nous habitions dans la même rue, lui au 12, moi au 19. Il était le plus jeune d'une famille de quatre ou cinq enfants. Je ne sais plus. Je le dépassais d'une tête mais j'étais plutôt grande pour mon âge. Depuis je suis dans la moyenne. Il revenait chez lui accompagné d'une sœur en CM2 (je crois qu'elle s'appelait Sabrina), qui prenait son rôle très au sérieux et lui n'aimait pas cela, c'était très clair. Dans la cour de récréation les filles avec les filles, les garçons avec les garçons. Les filles à la corde à sauter, les garçons au foot. Djélil était comme les autres, ni plus, ni moins.
Alors, je suis restée un peu bêtasse la première fois qu'il m'a parlé pour quelque chose de personnel, c'était juste avant Noël, pour me dire que nous pourrions rentrer ensemble, que ma mère n'était pas obligée de se déplacer. Nous étions tout près du portail d'entrée. Elle m'attendait justement, ma mère, en train de discuter avec des femmes du quartier. Je ne sais plus s'il marchait devant moi et qu'il s'était arrêté ou s'il avait fait un effort pour me rejoindre, vu que j'étais du genre à ne pas lambiner. Je ne me souviens que de la question, comme un marché à prendre ou à laisser. C'est comme tu veux. Dit d'un air détaché. Sans jamais avoir dépassé le bonjour bonsoir de voisinage, auparavant. Il venait à moi. J'ai beau chercher : je n'arrive pas à retrouver une autre origine à notre relation, comme si le premier trimestre avait été une longue ignorance réciproque. Non, il m'a abordée de butte en blanc, avec son sens pratique, une manière de résoudre un problème. Il attendait ma réponse. Je cherche encore et je ne vois aucune copine autour de nous, ni Sandrine, ni une autre. Une mémoire de poisson rouge, sur ce coup-là. Et nous avons fait le chemin ensemble. Nous nous sommes chamaillés souvent. Nous pouvions nous accuser de tricheries, de mensonges, de coups bas pour les interros. Mais nous récitions aussi les tables de multiplications, les poésies et les dates historiques.
Il était dans la rangée du milieu, moi dans celle près de la fenêtre. Je le voyais de dos. Il n'était pas du genre à se retourner, ni à faire l'intéressant. Ses parents ne rigolaient pas avec l'école. Il n'avait pas le droit de quitter les trois premières places. Et troisième, déjà, c'était la honte, parce que son frère aîné (Amar ? Medhi ?) avait placé la barre assez haut : une grande école. Une grande école ? Plus grande que notre école ? Il rit de moi. Il m'expliqua ce que c'était, une grande école. J'étais vexée, mais je lui fis promettre de ne jamais le dire à quiconque. Même sous la torture ? Même sous la torture.
Un jour que je fouillais dans mon cartable pour retrouver un stylo, sortant tout mon désordre de livres, cahiers, trousse, il me demanda ce que c'était, cette boîte de cirage. Il ne s'intéressait pas aux jeux de filles. C'était pour la marelle. Il s'agissait de récupérer une boîte vide et de la lester avec des cailloux ou de la terre. Et cette boîte, nous la lancions sur des carrés numérotés. Tout au bout il fallait atteindre le ciel. Il se contenta de sourire, en approuvant d'un signe de tête. Une fois, peut-être deux, il prit le temps de venir me voir jouer.
Djélil finit par m'avouer qu'il m'aimait bien, alors que nous étions chez moi à préparer un exposé sur les saisons. Il était assis face à moi, en train de finir la reprise d'un paragraphe au propre. Il avait levé la tête, l'air soucieux, mâchonnant son stylo bille. J'ai demandé ce qui n'allait pas. Il m'a dit : Valérie, je t'aime bien. Je donnerais cher pour voir mon visage à ce moment-là. Je l'aimais bien aussi. Il s'est levé, a contourné la table. Assise, ma supériorité de taille s'effaçait ; il devenait même un peu plus grand. Il m'a regardée, a attendu un instant avant de poser ses lèvres sur les miennes. Pas un baiser d'enfant, pas un baiser d'aujourd'hui avec Loïz-Ronan, mais une sorte de mixte maladroit et sérieux, un goût de chlorophylle qui vint rafraîchir mes dents de lait. Je n'avais pas bougé, pas esquissé le moindre refus, pas exprimé le moindre enthousiasme. J'avais la fixité des âmes pétrifiées. Et je l'ai vu reprendre sa place, avec le même sérieux, comme si de rien n'était.
Notre histoire n'eut jamais de petits mots débiles, de petits cœurs au feutre sur une page grands carreaux, d'inscriptions sur les tables ou sur les trousses. Elle n'eut pas de témoins ; les baisers furent rares, toujours à l'abri des regards, chez moi, pendant que nous travaillions ensemble, les mercredis après-midi. Ma mère allait en ville ; ma sœur faisait du sport au collège. Il y avait de la gravité en lui. Depuis, j'ai connu la gaminerie des billets doux, des chuchotements entre copines pour savoir si machin ou chose serait prêt à sortir avec toi, les inquiétudes du corps réglé qui ne sait pas quoi se permettre avant la première fois. Il m'avait fait promettre de garder le secret. Il ne voulut pas m'en donner la raison. Il était si beau et si doux que je fis comme il l'entendait. La fin de l'année arriva.
Je passai un été banal. Un mois chez ma grand-mère ; trois semaines en Normandie, avec les parents et Mathilde, dans un camping près de Carterets. Je n'en ai aucun souvenir autre que géographique. Je sais où j'étais. Rien de plus.
Il réapparut dans notre rue une semaine avant la rentrée. Je l'aperçus de loin, avec ses parents. Il me fit un signe de la main, un signe discret, comme peuvent en faire des camarades qui vont bientôt entamer une nouvelle année.
Djélil est venu frapper chez moi, sans savoir si j'étais là. Oui, je suis là. Je le revois de près pour la première fois depuis bientôt deux mois. Il n'a pas beaucoup grandi. Il est bronzé, presque noir. Ses yeux ont soudain l'air d'être plus clairs. Il revient d'Algérie. Maman lui demande s'il a fait bon voyage ; elle comprend son bonheur ; elle-même adorait, dans son enfance, retrouver ses grands-parents, près de Gênes. Nous devons parler de banalités, je suppose. Maman nous demande si nous voulons du jus d'orange. Elle sort faire une course. Elle en a pour dix minutes. Elle nous ramènera des pâtisseries. Il porte un blouson de jean. Nous nous mettons chacun à un bout de la table, comme lorsqu'il m'a fait sa déclaration. Nous ne savons pas quoi faire, je crois. J'aimerais qu'il m'embrasse. J'attends qu'il m'embrasse. C'est mon premier émoi de fille, une anticipation du désir.
Au bout d'un moment, il se lève et s'approche de moi. Il sent que le temps est compté. Bientôt, nous ne serons plus seuls. Il sort de la poche intérieure une boîte de cirage et me la tend. Elle pèse. Il est descendu dans le sud, très au sud. Il a de la famille là-bas. Dedans, c'est du sable du désert. Je le sers fort dans mes bras. Je me mets à pleurer. Je n'ai pas réfléchi. C'est venu. Je suis à peine calmée quand maman ouvre la porte. Juste le temps de glisser la boîte sous mon pull. Maman voit tout de suite que j'ai pleuré. Elle veut une explication. C'est Djélil qui répond en disant que peut-être nous ne serons pas dans la même classe. Il a entendu dire que nous serions séparés. Il prend une mine triste, pour qu'elle n'ait pas de doute. Et moi, je file dans ma chambre, cacher mon talisman.
Oui, je l'ai serré fort, très fort, sans y penser, avec un élan que je n'ai jamais retrouvé depuis. Jamais été aussi nue que ce jour-là. On dira que ce sont des enfantillages. Je n'ai pas encore assez vécu mais je me demande si un jour je serrerai quelqu'un aussi fort. Sans doute. Ce ne sera pas Loïz-Ronan. Ma mère retourne à ses occupations. Nous allons dans ma chambre.
Sur l'atlas du monde, il me montre l'endroit, l'endroit du sable, jusqu'où il s'en est allé en pensant à moi. Evidemment, c'est imprécis. Le nom manque. Mais c'est juste pour se faire une idée. Une immensité ocre, avec des nuances plus foncées pour marquer les plus grandes altitudes. J'éprouve un sentiment de culpabilité de n'avoir rien à lui offrir. Je me contente de lui montrer Carterets. Il y a du sable aussi, là-bas, mais il n'a aucun intérêt.
Je ne jouerai jamais avec cette boîte. J'aurais peur qu'un choc malheureux ne vienne l'ouvrir et que le désert se répande dans la cour. Il ne m'en voudra pas s'il ne me voit jamais la sortir de mon cartable. Il sourit. Je n'en ai parlé à personne, surtout pas à Mathilde. Elle ne comprend pas grand-chose. Et les années ne l'ont pas améliorée. Personne, de toute manière, ne comprendrait.
La rentrée se fait. Nous sommes dans la même classe. Encore deux mois, avant que mon père n'obtienne une promotion et que nous abandonnions la région, pendant la Toussaint, pour le premier de nos déménagements. Je lui ai dit que nous partions. J'étais triste. Il devait l'être aussi. Je lui enverrai mon adresse. Je l'ai fait. Il n'a pas répondu.
La boîte est dans le creux de ma main, comme une huître. Je la caresse sans savoir à quoi je m'attends. Je me décide. J'actionne avec délicatesse le mécanisme pour soulever le couvercle. Il cède difficilement. J'ai très peur. Djélil. Le sable du désert, sur lequel je passe le bout de mes doigts. Je le vois pour la première fois. Je n'avais jamais osé l'ouvrir. C'est du sable au grain inégal, d'un ton ocre, très foncé, comme une épice. Un objet, pas vraiment un objet d'ailleurs, quelque chose qui vous filerait entre les doigts, un signe lointain. Dont moi seule sait qu'il est lointain. Personne ne peut comprendre. Il n'est pas nécessaire d'y avoir inscrit la provenance, comme sur les bibelots ridicules que ma tante ramène à mes parents, parce qu'elle voyage tellement qu'il faut que cela se sache.
Djélil. L'Algérie. L'Algérie, un jour y aller. Ici, le bleu du ciel est à l'étroit dans le soupirail. Le ciel de la marelle. Je referme la boîte et monte dans ma chambre. Je me suis saisie de l'atlas et j'ai cherché l'endroit, en vain, l'endroit du désert. A la place, mon souvenir soudain retrouve sa main, noire et petite, sur la carte, et son visage tout près. J'ai passé en revue les noms possibles de cette recherche. Je me les suis répétés tout bas, imaginant que peut-être les syllabes seraient magiques, qu'elles ressusciteraient sa voix. En vain. Sa voix, je l'entends mais les mots sont inintelligibles. J'ai placé la boîte dans mon coffret à bijoux.
A la cave, j'ai tout balancé. Ou presque.
Loïz-Ronan a téléphoné. Il était agaçant. J'avais des devoirs à finir, ai-je dit.
-Des devoirs ? Tu te moques de moi ? Fin juin ? Tu t'es déjà mise au programme de prépa ? Quel sérieux ! Attends quand même les résultats.
-Merde.
Et j'ai raccroché. Ce n'est pas grave. De toute manière, il est habitué. Je suis pire que ma sœur, question caractère. C'est ma mère qui le dit. Je n'ai pas mangé ; la nuit est tombée. Je suis allée me coucher et dans le silence éteint de ma chambre, je me suis demandé comment j'avais pu l'oublier ; et comme la contrepartie à une réponse qui ne pouvait plus venir, j'ai retrouvé les pleurs enfouis de la Toussaint, il y a onze ans.