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Au large

Jean-Jacques Lozachmeur n'a pas toujours fait ce travail. Travail que d'ailleurs il ne fera plus puisque l'automatisation de l'appareillage par les Phares et Balises a rendu son emploi inutile. On lui a trouvé une place dans un bureau, dit-il, pour quelques mois, mais il ne compte pas rester. Avant, il a eu de multiples emplois dont il ne parle pas. Sans intérêt, selon lui, presque anecdotique, au gré des envies et des opportunités, quand il y avait encore les unes et les autres.
Il est donc devenu gardien de phare, formule qui l'amuse parce qu'il la trouve mal choisie, quand on veut bien admettre qu'aux pires moments du métier, dans le déchaînement du vent et de l'eau, c'est l'homme, seul, vaillant sans doute, il ne joue pas les faux modestes, qui trouve dans l'épaisseur de la pierre et la rigueur de la maçonnerie la force de ne pas devenir fou. La chose est plus forte que l'homme qui l'a créée. C'est le phare qui sauvegarde l'homme.
Il était l'unique locataire d'une colonne ancrée sur un rocher, face à tout ce que l'on sait et que des gens, à la télévision, ou dans des livres, ont maintes fois décrit. Ils en font beaucoup trop, dit Jean-Jacques Lozachmeur, beaucoup trop. Ils ont toujours à dire sur la difficulté à vivre dans la solitude, sur le danger des relèves, le fracas des tempêtes.
Il a aimé ce métier mais, précise-t-il, cela n'a rien à voir avec le bonheur. Comparé à ce qu'il avait fait d'autre dans sa vie (mais nous n'en saurons décidément pas plus), cette étrange situation l'a transformé et peut-être, si elle était advenue plus tôt, aurait-il changé sa manière de vivre et ses aspirations. Il aurait moins calculé, mais aussi moins cru en lui, il aurait été moins présomptueux.
Voilà, dit-il, ce qu'il en est pour moi, et je n'ai pas la prétention d'apprendre à quiconque les choses de la vie. Il ne faut pas rêver sur ce que l'on est. Vous devenez gardien de phare. Je suis donc veille, sauvegarde... Je suis l'œil, je tourne et on me voit. Je guide et je préviens, je détourne et je sauve. C'est là, quand on vous propose le poste, une très belle histoire, celle du quotidien et l'on se sent gagné par un devoir et un désir : être l'œil tendu et imparable. La plus belle des récompenses, à la relève, est de n'avoir rien à dire, de ne pas avoir à commenter naufrage ou péril. Que votre temps ait été mangé en pure perte. J'ai exercé ce métier six ans. J'aurais pu y renoncer très vite. Je ne l'ai pas fait. J'aurais pu.
Jean-Jacques Lozachmeur a élu domicile dans les terres et il a décidé qu'il ne reverrait jamais les côtes autrement qu'au hasard de la télévision. Il n'est pas homme à renoncer à ses choix.  Quatre mois après sa prise de fonction, à moins d'un mille de là où il veillait, un bateau a pris une grosse lame de travers semble-t-il. L'embarcation n'était pas de grande force. Nul survivant. Trois morts et l'un des corps n'a jamais été repêché. La tempête n'était pourtant pas des plus féroces mais la nuit bien lourde de pluie et de vent. Les plaisanciers, peu aguerris, avaient sans doute paniqué. Lorsque le lendemain, on lui a appris, par radio, la nouvelle, l'univers, le sien, dit-il, la manière dont il pouvait encore se l'imaginer, a changé de nature. La mort fait partie de la vie. Ce n'est pas un grand secret, sourit-il (mais nous sentons en lui une mélancolie pudique).
Sa place est devenue celle, paradoxale, de l'aveugle qui contemple le monde. Il était là pour donner la lumière, en préserver la parole précieuse et intermittente, et il découvre qu'il n'est que le plus faible et le plus incertain des hommes, autour de qui les drames deviennent plus probables à mesure que le ciel s'effondre de vent d'orage et que l'obscurité mange chaque mètre, jusqu'à ce que le monde ne soit plus rien d'autre qu'un immense et sans profondeur drap noir.
Veillant sur l'œil technique qu'on lui a confié, dit Jean-Jacques Lozachmeur, depuis ce naufrage premier, il passe alors chaque nuit devant la ténèbre et sa nappe immobile. Le calme n'est qu'une incertitude de plus. Certes, il voit alors les lampes des navires, comme une correspondance du firmament, mais il ne croit plus à la bienveillance des étoiles. Les nuits de fracas le réduisent à faire le guet de son propre démembrement. D'autres malheurs arrivent, peu nombreux, d'autres bateaux prennent l'eau et lui, premier spectateur pourtant, ironique torche vivante et pourtant morte, fixe, comme un idiot, son vainqueur qui revient, cette ardeur funeste qui hante ses heures, toutes ses heures. Parce qu'il retrouve chaque matin, ou à la fin de chaque tempête, le même paysage : le rocher formidable et la vague ogresse assagis, qui discutent, comme si rien ne s'était passé. Il reste devant, dit-il, à attendre. Il parle soudain d'un Brueghel, de son laboureur indifférent à la chute d'Icare, du sillon qu'il trace avec conscience. Un souvenir d'école. Lui est là, à attendre dans le noir, espèrant que le sillon des bateaux qui passent continuera à l'infini. Et quand nous faisons allusion aux Grecs, au savoir des aveugles chez eux, il répond :
-Ah oui... Toute leur sagesse contre mes yeux qui auraient su.

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