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L'art de la glace


   

Cette institution romaine est périphérique. Les touristes, les étrangers en général, n'y viennent pas en grand nombre. Ce serait un peu comme si nous évoquions la porte des Lilas pour ceux qui délimitent Paris à un périmètre Concorde-Beaubourg. Le dernier monument classique qu'on laisse derrière soi avant de se diriger vers la via Principe Eugenio est déjà à un bon quart d'heure (c'est Santa Maria Maggiore, elle-même fort éloignée du triangle Colisée-Navona-Trevi), et les environs de la piazza Vittorio Emmanuelle n'emballe guère le voyageur (à tort...)

Cette institution est née en 1880 et son fondateur a choisi en 1928 ce coin de l'Esquilin, peu impressionné par l'éclat du centre historique (il est vrai que le tourisme n'avait pas encore fait son œuvre). On arrive sur les lieux avec étonnement : ni enseigne, ni devanture clinquante. Le Palazzo del Freddo du sieur Giovanni Fassi est une ancienne laiterie dont l'étendue (500 mètres carrés pour la clientèle, 200 mètres carrés de laboratoire) et la hauteur sous plafond font rêver. Nous sommes loin du cadre feutré, voire guindé des Tre Scalini. On n'est pas là pour se montrer comme chez Giolitti. Une vingtaine de tables au placement mouvant, quelques bancs, mais, surtout, un bruit de tous les diables, une furie de bavardages, d'éclat de voix, de rires qui font immanquablement penser à un hall de gare aux heures d'affluence. Rien à voir avec la pépiement sournois des salons de thé dont se moquait si bien Nathalie Sarraute. Personne n'est venu pour autre chose que l'excellence de l'art que Giovanni Fassi et ses successeurs maîtrisent sur toute la ligne : crème glacée ou sorbet, c'est tout un.

Cette institution est romaine : on n'y entend peu les langues étrangères. Les familles, les mères, les gamins, les jeunes gens, tout le monde se mélange. Ce n'est pas un endroit branché mais un bonheur d'un autre temps. Et l'occasion de comprendre que la glace, en Italie, n'a rien à voir, dans sa consommation et dans sa représentation sociale, avec ce que l'on trouvera en France. Chez nous, le glacier est un avatar du salon de thé : un univers essentiellement féminisé et/ou adolescent. Il n'en est pas de même au-delà des Alpes. Vers dix-sept ou dix-huit heures arrivent, en costumes élégants, belles chemises et cravates bien choisies, des hommes, par deux, trois ou quatre. Là où une pratique française les verrait s'attabler autour d'une bière ou d'un alcool plus viril, l'usage italien les incline à discuter des parfums qu'ils vont choisir. Ils ne font pas semblant. Il n'est pas question d'une petite coupe. Ce sera un cornet trois parfums con panna. Les voici avec, dans la main, une construction indécise, improbable, dont on craindrait qu'elle ne s'écroule d'un bord ou de l'autre. Mais ils ont la maestria et l'art de la manger sans se ridiculiser d'une moustache de chantilly, sans appréhender que le chocolat ou la stracciatella ne leur jouent un vilain tour. Ils ne s'en vont pas. Ils dégustent. Ils discutent. Ils doivent parler affaires, sans doute, et participent du chaos magnifique de l'endroit. Nous les regardons faire, attendant une catastrophe mais l'habit reste immaculé, et nous en concluons qu'il y a bien, en la matière, une adresse italienne quasi magique de la dégustation.

 

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