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Un oublié de la Pléiade

À la mi-novembre, sur le papier bible de la Pléiade les éditions Gallimard imprimaient les œuvres de Boris Vian. L'événement n'est pas en soi renversant ; il y a tant de catastrophes et d'iniquités de par le monde que s'indigner d'une telle récompense littéraire peut sembler disproportionné. Une tempête dans un verre d'eau. Les défenseurs du piètre écrivaillon que fut cet auteur trouvaient visiblement facétieux que le rebelle jazzman des années 50 finît au Panthéon de l'édition française. Il y avait parfois une sorte de jouissance révoltée, vaguement soixante-huitarde, qui laissait à penser que Vian était en fait le Rimbaud des trente glorieuses, pas moins. Pourquoi ne pas y voir plutôt celui des gens de peu de lettres. Mais je tombe dans l'excès, sans doute. Qu'à cela ne tienne. J'ai le souvenir qu'il ne me plut jamais, que la facilité de son écriture et de sa langue me laissait pantois. Mais je me souviens aussi que ses élans de provocation (un titre comme J'irai cracher sur vos tombes accroche, on n'en doute pas. C'est du raccollage intellectualisé. Nul doute qu'actuellement, il serait dans le créneau Despentes : Baise-moi) et les circonstances de sa mort ravissaient certains condisciples, en particulier des filles qui pouvaient y sacrifier leurs pensées vaguement morbides... Bref, la Pléiade s'ouvre à un auteur qui n'en est pas un, un parolier facile et un jazzman de second ordre. Rien pour le sauver, décidément.

Mais il ne faut pas croire que ce choix relève du hasard. Il participe de cette désacralisation de la littérature, laquelle littérature devient progressivement une grossièreté si on ne lui donne pas une touche plus fun, plus glamour, plus décontracté. Que Vian se retrouve ainsi sur le rayonnage entre Verlaine et Vigny, en cohabitation avec Saint-Simon et La Rochefoucauld, n'est-ce pas un signe de démocratisation de la culture ? Tous ces élèves qui furent mes condisciples, et qui firent de lui leur auteur à la vie à la mort (et croyez-moi, il y en eut, fin 70, début 80), s'abstenant ensuite de lire autre chose, on peut imaginer, à moins que les foudres de l'amnésie les aient atteints, qu'ils possèderont donc deux vénérables volumes dans leur bibliothèque... La culture de jeunesse sera  reconnue et Gallimard en tirera des bénéfices substantiels. Il s'agit de passer tout ce qu'on peut à la moulinette du divertissement, d'annuler coûte que coûte la logique des hiérarchies, d'avoir l'esprit large, seul garant d'une "âme sans  préjugés", indice CAC 40 du politiquement correct.  À ce rythme, il faut craindre que la célèbre collection ne tombe dans un travers écornant les ors de son prestige. Mais, peut-être, n'est-ce plus d'actualité que de chercher la grandeur des Lettres... Faut-il désormais s'attendre dans les trente ans à venir à des canonisations plus scandaleuses encore ? Ne jurons de rien en ce domaine.

Cette intronisation ne serait que regrettable si elle n'avait pas comme pendant des omissions grossières, au nom de considérations aussi fallacieuses intellectuellement que stupides stylistiquement. Car, pour le moins, les éditions Gallimard, mais avec elles, toute une morale vibrionnante et castratrice, se couvrent d'un ridicule qui, rassurons-les, ne tue personne, et surtout pas en ce début de siècle. Vian au pinacle, pour laisser dans le fossé Barrès, Jouhandeau ou Vialatte, cela représente un tour de force... Et qu'on ne vienne pas objecter que pour les deux premiers le contentieux idéologique est tel qu'il n'est pas possible de les admettre dans le chœur antique de la littérature française. Prenons le seul cas de Barrès. Qu'il ait écrit des ignominies, nul ne le conteste (et surtout pas ceux qui l'ont lu, ce qui est mon cas, et plutôt deux fois qu'une : je ne suis pas certain que parmi ses procureurs, cela soit toujours le cas) ; qu'il ait été un antidreyfusard nauséabond ; qu'il se soit fait le chantre d'un bellicisme fou en 14 ; nul ne le conteste. Si cela doit être la ligne de partage d'une édition Pléiade, qu'on le dise de suite. L'idéologie française, sans doute, que fustige Bernard-Henry Lévy...

La littérature se soumettant à la morale : tel serait le point discriminant. Je n'y verrais pas d'inconvénient, si quelqu'un était capable de me définir clairement les axes de cette morale. Proposons l'antisémitisme. Pas de problème : Barrès (et Jouhandeau !) ne passe pas la rampe. Mais Céline et ses pamphlets ? Recourons à l'excuse du style... Le style ? Lequel ? Celui du Voyage au bout de la nuit ou celui de Bagatelles pour un massacre ? Prenons la résistance aux horreurs du XXe siècle. Barrès est mort avant et il faut la mauvaise foi d'un Gide pour affirmer qu'il eût collaboré. Mais le stalinien Aragon, le nationaliste Aragon ? Oui, mais là encore, le style... Seulement, ne pas reconnaître de style à Barrès, et plus encore à Jouhandeau, demande un sacré tour de force, ou une cécité littéraire redoutable...

Assez de bile, néanmoins : Vian à la Pléiade... Voilà de quoi me faire rire, ce qui n'est pas si mal (il fait gris dehors...).


P.S. : dans la liste d'attente du papier bible, on pourra aussi ajouter Perec, Blanchot, Huysmans (il est vrai que le prince de la littérature décadente et son incroyable À rebours ne ferait guère recette...) certains poètes méritaient tout autant que Gracq ou Yourcenar une édition de leur vivant : Bonnefoy, du Bouchet, ou Jacques Dupin...

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