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Avant que cela ne s'achève...

 

Anselm Kiefer, Sherivat Hakelim / Sternenfall
Bibliothèque de livres en plomb et verre brisé

 

Je comprends fort bien que les livres effraient. Qu'ils effraient ceux qui lisent, ceux qui ne savent pas lire, et plus encore : celui qui n'a lu qu'un livre, auquel il attribue non pas la primauté sur tous les autres mais l'unique destin d'être le référentiel du monde. La bible de cet homme... Et le livre n'est alors que pure croyance. Il s'octroie (et j'écris «il» en substituant volontairement l'objet au lecteur, qui ainsi s'efface pour n'être qu'une parole différée et muette, un personnage ventriloqué) le droit d'exclure, de poser comme ennemis les autres livres, tous, sans exception.

Je comprends que les livres soient effroi parce qu'ils eurent capacité de me faire peur, il y a longtemps, lorsque devant les hauts rayonnages de la bibliothèque universitaire, devant les innombrables petits tiroirs où se nichaient des références encore écrites à l'encre noire (parfois un peu passée), je me décourageais de ne pouvoir les embrasser tous. Je parcourais les salles où ils s'accumulaient et contemplant les noms de ceux qui m'étaient inconnus, de ceux que je connaissais mais que je n'avais pas encore lus, de ceux que j'avais lus sans être très sûr de m'en souvenir vraiment, de ceux que j'aimais, qu'il me faudrait relire, sans savoir ni quand, ni où, je fus pris d'une angoisse telle que pendant près d'une année je m'en tins à la règle salvatrice de ne plus fureter dans ces endroits, de n'y venir qu'à dessein, pour des ouvrages précis, dûment référencés, que je prenais avant de fuir aussitôt, de peur de sentir en moi trop fortement l'humiliation de l'ignorant.

Peu importe de savoir comment je me guéris de cette terreur... L'essentiel est ailleurs. Il n'y a pas de livre, mais des livres. Cette pluralité est un écueil majeur pour qui cherche la sécurité. De savoir qu'avant nous, et sous les cieux les plus divers, des hommes et des femmes ont exploré le monde (extérieur et intérieur) sans être capables de nous donner une ligne décisive qui mettrait un terme à toutes les spéculations, que ces écrits, certes relatifs aux yeux d'une conception totalisante (et totalitaire) de l'existence, n'en ont pas moins une puissance qui forme un désordre fructueux avec lequel nous devons nous battre et débattre, un voyage à la boussole incertaine, savoir cela n'est guère rassurant. L'homme d'un seul livre ne veut pas de cette situation, parce qu'il ne veut pas de la vie elle-même, ni des offenses qu'elle inflige, ni des contradictions qui la traversent, et qui nous traversent. Il ne veut ni croiser une âme qui lui révélerait un territoire enfoui de sa propre existence, ni retrouver, sous des mots qui ne sont pas les siens, une histoire qui lui soit propre, et moins encore un autre monde. Il n'a pas de livre de chevet, celui-ci, mais un conpendium d'assurances contre la vie.

Il y a dans les livres, par les chemins parfois tortueux qui nous amènent de l'un à l'autre, une liberté qui n'est pas simplement due à l'audace de leurs auteurs, et dont nous ne semblons pas capables parfois de supporter la réalité. Il y a une force quasi diabolique née du défi qu'ils relèvent contre la durée et contre l'espace. Car les livres, envisagés dans leur multiplicité, nous font Grecs, quand bien même l'Olympe n'est plus, Latins, alors que les empereurs ne sont plus que des figures, Français, Russes, Américains, Argentins, Polonais, Japonais... Ils sont une Internationale à eux seuls, la seule qui vaille peut-être, celle qui, en tout cas, fit le moins de morts. Et lorsqu'on a enfin pris la mesure de sa puissance, acceptant que, même avec la plus vorace des volontés, nous ne serons jamais rassasiés, nous retournons notre humiliation de pauvre lecteur perdu devant le défi de les vouloir prendre tous en une humilité d'homme qui s'ouvre.

En voyant l'œuvre de Kiefer, et cette association des livres et du plomb (quoiqu'il n'y ait pas totale contradiction puisque les caractères d'imprimerie sont en plomb), sans parler du verre brisé, j'imaginais bien que c'était cette violence du livre qui amenait à ce qu'on voulut en ternir, en figer les sillons irrigués : l'écriture, à ce qu'on les brûlât, à ce qu'on en fît des auto-da-fe : des actes de foi, d'une foi destructive et vindicative de n'être pas certaine d'avoir le dernier mot, à ce qu'on annonçât des fatwas, à ce que s'indignassent les ligues de moralité. La communauté des livres, où l'on trouve des paroles traitresses et honteuses comme des enchantements, est à la fois l'œuvre au noir d'une inquiétude saine et le dépassement provisoire (pour chaque être qui écrit et pour celui qui lit) de cette même inquiétude. C'est la seule communauté avec laquelle je puisse et veuille composer sans me soumettre.

 

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