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Cuir de Russie

 

Descendre la rue Oberkampf pour rendre visite à mon barbier, dont la boutique de style 1900 a si belle réputation… Le temps est clément… Je pousse la porte et mon hôte montre un évident étonnement devant cette réapparition. J’avais déserté les lieux depuis plus d’un mois. Echange d’un bonjour en baissant la tête mais on ne s’attarde pas puisque je me dispose à ce qu’on me retire ma veste. Leroy acquiesce et pendant qu’il accroche le vêtement à un cintre, je reprends mes habitudes. Depuis huit ans, je m’installe dans le siège en cuir de Russie le plus éloigné de la vitrine et qui bénéficie d’une sorte d’appui-tête amovible. J’éprouve, au contact souple de la main avec la matière, un contentement presque enfantin, mélange de sécurité et d’attente enfin comblée.

Mon barbier, par un coup de manette délicat, fait basculer sensiblement mon corps, et c’est comme si je me confiais à un elfe capable de me transporter loin, très loin. Mon regard abandonne alors la glace dans laquelle j’ai pu vérifier la perfection de ma mise pour embrasser l’angle droit formé par la rencontre du mur vitré et du plafond. Je ne dis pas un mot ; c’est l’usage ; j’entends Simon Leroy ouvrir le placard à serviettes, en déplier une avec un claquement feutré. Puis elle glisse un frisson entre le col et la peau. Fermer les yeux. Il passe la pulpe de ses pouces sur le bas de mon visage pour estimer la dureté du poil et la durée nécessaire pour que la mousse fasse son effet. L’opération commence avec le blaireau agité dans un bol noir. La première application touche la partie droite du visage, le long de l’oreille ; la joue est travaillée par des mouvements circulaires qui semblent emprunter leur grâce à l’art du massage. Viennent, après que l’instrument a replongé dans le bol, le menton, l’espace de la moustache (ce qui demande la complicité d’un léger pincement de lèvres). Il tourne autour de moi, s’attaque avec la même méthode à l’autre côté. Quelques secondes de silence complet pendant lesquelles il vérifie son travail. C’est alors le bruit du bol rincé et le roulement du chariot qu’il utilise pour faciliter sa tâche. Ensuite la lame du rasoir (manche de bois précieux) s’affûte en un bruit mat sur la bande de cuir. A la hauteur de la tempe droite, Simon pose un pouce et un index, et fait s’incliner ma tête. La lame part de la base de la patte, très courte, pour flirter dans un mouvement précis et sans heurt avec l’oreille et achever son chemin à l’endroit où le maxillaire inférieur rejoint le crâne. Il passe un ongle sur la peau fraîche, lentement, pour vérification. Jamais il n’a besoin d’un deuxième passage. Il reste seulement dans mon esprit un bruit lointain de fermeture éclair qui aurait exposé mon visage à un courant d’air froid. Sans rien modifier de ma pose, il adoucit la joue un peu creusée par une double imposition de la lame aussi vive qu’une faux. Maintenant, écouter la base de l’instrument multiplier son tintement contre un récipient en métal argenté, qui recueille la mousse étoilée de poils. L’opération se poursuit par quelques reprises sur la pommette, comme les hachures d’un dessin au crayon. Pour l’arête de la mâchoire, Simon œuvre d’un maître coup longitudinal stoppant net à l’angle droit de la commissure des lèvres (mais se constellant en moi de mille effervescences, parties des cervicales jusqu’au globe oculaire). La moustache est affaire de quelques caresses du bout de la lame. Encore un léger tintement. Le chariot passe derrière moi. Il appuie à peine sur mes tempes pour modifier la position de ma tête et lui donner une inflexion inverse. Ce qui rend possible la reproduction des mêmes gestes –oui, les mêmes- tient en une qualité rare : Simon Leroy est parfait ambidextre. Ainsi rend-il à la joue gauche un hommage tout aussi méthodique et délicat, grâce auquel la moindre perle de sang est pur fantasme. Le menton par sa rondeur est un écueil qui demande un réel savoir-faire. Il se place de face et découpe l’aire en trois zones : une, centrale, qu’il parcourt par un geste de haut en bas ; deux, disposées de part et d’autre, qu’il balaie transversalement en prenant soin de tirer, avec le majeur, la lèvre, comme il faut faire quand on veut gommer sans la froisser une feuille.

Reste la gorge. Mon barbier reprend la bande de cuir pour aiguiser sa lame. Il pose son instrument sur le chariot (léger bruit). D’une pression modulée des majeurs, il redresse mon crâne, le rejette vers l’arrière pour que la gorge soit imparablement exposée à la lumière. La peau se tend. Je rouvre les yeux. Dans mon champ de vision, à l’envers au-dessus de moi, apparaît le visage impassible de Simon, ressemblant à Peter Kürten ou à Céline (sur une photo, à vingt ans), avec son iris bleu, clair et métallisé. Bientôt, entre ce visage dont je sens le souffle lointain mourir sur mon front, et ma contemplation, se glissent lentement la main et sa lame, qui s’immobilise à hauteur de la pomme d’Adam. J’éprouve la pression de l’instrument en aspirant plus fort et en avalant ma salive. Mes doigts s’écartent d’instinct sur les accoudoirs. La main gauche de Simon monte, très ample, avant de plonger sur mes yeux pour les recouvrir. Le souffle se rapproche de mon oreille droite pour qu’on me murmure : Individu de sexe masculin, trente-cinq ans environ, de type européen, présentant une blessure mortelle d’un centimètre deux de profondeur, résultant de l’action d’un objet tranchant (cutter ou rasoir), sur une longueur de onze centimètres quatre, partant, selon une trajectoire incurvée, du milieu de la gorge jusqu’au-dessous du lobe de l’oreille droite. Deux rais de lumière passent entre ses doigts. Dans la jalousie de sa main, je revisite notre histoire d’amour passée, les six ans de passion et de déchirements, avant que je n’aille voir définitivement ailleurs, et ne l’abandonne à son chagrin. Dans les pires instants, il m’avait menacé, je le sais. Je me suis enfui. Un mois de congé maladie. Mais il fallait revenir. Voilà pour mon absence… Et ce matin, j’ai décidé que rien ne changerait dans mes habitudes. Je suis entré avec une appréhension que je crois avoir assez justement masquée. Maintenant, je n’en suis plus très sûr. Il a sans doute des intentions. Nous n’avons pas échangé un mot, comme naguère. La lame appuie… A ce moment, j’entends la porte qui s’ouvre et la voix d’un homme qui se permet un bonjour discret. Simon retire sa main et je ne quitte pas l’œil de celui qui peut me tuer, à qui j’offre l’occasion de combler ses désirs, de trancher dans le vif le traître lien. Un geste pour que le sang jaillisse. Il ne tremble pas. Et c’est de cette fermeté même que naît en moi une jouissance inconnue. S’il m’épargne, je reviendrai. Chaque jour s’ajoutant rendra certes plus improbable le meurtre, mais aussi plus outrageant le défi du bel amant se livrant sans arme ni remords. Commence peut-être la lutte indécise et piquante du désir de l’un et la tentation de l’autre. La lame presse un peu plus ma gorge, puis se relâche pour remonter jusqu’au menton. C’est le corps suffocant qui jubile du dernier mètre en apnée avant d’atteindre la surface. Le mouvement tension-dépression se renouvelle plusieurs fois (avec le tintement contre le récipient de métal argenté). Je l’observe suivre le rasoir. Il jette des regards furtifs sur le client qui attend. Le travail se conclut par de petits coups secs. J’aurais aimé qu’il dure. Je voudrais que chaque matin, pendant que ma gorge retient son souffle, il y ait cet homme qui arrive, à peine plus sensible que le silence lui-même, pour parer le dernier geste. Encore un homme entre nous. Mon visage porte des traces de mousse ; avec une serviette qu’il a auparavant mise contre un radiateur dans le débarras, Simon efface les signes épars de son passage sur mon corps. Il applique une lotion hydratante sans alcool, sachant où concentrer la vigueur de ses pouces. Il va ensuite chercher dans un tiroir fermé à clef mon parfum pour deux vaporisations symétriques. Il relève le siège et je me retrouve face à la glace. Il est derrière moi, la main gauche posée sur le dossier. Silence… Je m’abstiendrai de sourire. C’est inutile et dangereux. Parce que Simon pourrait alors vouloir me tuer sauvagement, sans raffinement, comme dans le plus trivial fait divers. Pire : me refuser son service et me priver ainsi de ce frisson nouveau qui augmentera chaque matin le prix de la vie et, surtout, l’élan vers de nouvelles amours dont Simon, méduse de ma beauté, sera le serviteur. Je suis l’impassibilité qui prend son temps –celui du bonheur- avant de se lever, de remettre sa veste, de sentir ses doigts effleurer le haut du dos, avec un ajustement conclu par l’index droit pointé contre la colonne vertébrale. Je jette un œil sur l’homme qui attend. Il est beau, un peu jeune mais je lui souris pour faire bonne mesure. Je sors. Le ciel est plus clément encore…

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