Puis un jour elle lui dit, Ok, on y va, on fait comme ça, et elle traverse la rue avec ses deux valises, ses bouquins, quelques bricoles qui lui tiennent à cœur. Il n'a fallu qu'une demi-matinée pour que tout se fasse et ce qui n'a plus sa place ou est en double (et ce sont souvent les éléments cruciaux : le lit, j'y avais mes habitudes, j'y trouvais mon réconfort, j'y dormais seule, souvent ; l'armoire, tout mon fatras et mon intimité ; le meuble de la salle de bain, mes crèmes hydratantes, mon maquillage, tout cela qu'on bazarde à la déchetterie, qu'on revend, le sommier est tout neuf, ou qu'on refile aux copains et copines, Sarah et Jérôme vont coucher dans mon plumard) a disparu.
Elle a changé de numéro de rue, de trottoir, du pair à l'impair. Elle a passé la frontière, puisque la commune chevauche deux pays.
La langue officielle n'est plus la même, les enseignes lui sont plus étrangères et quand elle s'enfonce dans cette autre ville où elle n'allait jamais, c'est lui qui venait, elle ressent un singulier dépaysement, une indicible atmosphère. Les murs n'ont pas l'air de semblables couleurs ; le pain n'a pas la même saveur ; le prix de la bière est infiniment moindre ; le déroulement des files d'attente plus ordonné.
Il lui arrive, de la fenêtre principale de son nouveau logis, de contempler la rue, fixant la ligne blanche discontinue qui marque la frontière, sans jamais vraiment comprendre comment, dans une telle contiguïté il peut se faire qu'elle se sente si éloignée. Elle n'imaginait pas que le monde fût ainsi fait, de différences si longtemps ignorées, ou tues, et qui, d'un coup, la traversent de leur dérangement anecdotique, sans qu'elle y puisse, lui semble-t-il, plus rien.
Ce n'est pas la question d'être chez soi, ou ailleurs, d'être d'ici ou de là, minoritaire ou majoritaire. Elle ne dirait pas que cette histoire l'obsède. Quoique...
Elle s'amuse d'aller travailler de l'autre côté mais ne parle jamais de cet amusement. Il la trouve un peu triste parfois, elle répond que tout va bien. La tentation de faire le chemin inverse revient régulièrement, sans qu'il y ait urgence. C'est une possibilité. Elle n'y gagnerait rien. Cela ne changerait rien. Un coup d'épée dans l'eau, sinon que cela signifierait qu'elle l'a quitté. C'est la seule chose qui puisse vraiment exister en elle, ce repli sur elle.
Au fond, se dit-elle, chercher à être soi serait plus simple aux antipodes, et un matin, sans rien dire à personne, elle prend une toute petite valise et un billet, pour s'en aller, au cœur d'un pays immense, un des plus grands qu'elle ait pu trouver parmi ceux qu'elle désirait, au cœur, en plein cœur d'une histoire dont elle ne connaît même pas la langue, libre de toute frontière à l'horizon, curieuse d'avoir peur.