Cela avait commencé à son entrée dans le primaire. Pas en cours préparatoire, parce que l'institutrice était nouvelle dans l'établissement, mais dans la classe suivante, quand il avait eu monsieur Béquart (il n'avait jamais oublié son nom) et que celui-ci, à l'appel, avait marqué un temps d'arrêt après avoir levé les yeux pour identifier le nouveau qu'il était (un nouveau parmi tous les autres, puisqu'il n'y avait pas un seul redoublant), et qu'après ce temps d'arrêt il lui avait dit, à lui, et à lui seul (les autres n'auraient pas ce traitement de faveur).
-Vous êtes le frère de Nicolas ?
Il avait répondu timidement oui. Avec le recul, trente ans plus tard, il avait d'autres mots que ce monosyllabe. D'autres mots lui venaient, un peu agressifs.
-Ben oui, mon grand ! Parce que des Lebray-Chassin-Galay, peut pas y en avoir des tonnes !
Fabrice Lebray (le nom du père) Chassin-Galay (le nom de la mère). Ce qui fit de lui une bizarrerie identitaire toute sa scolarité, et au delà. Il était né à Oviedo et les Espagnols n'avaient rien trouvé à redire. Personne pour souligner à ses ascendants que la progéniture pouvait se passer de ce genre de fantaisie.
Il devint donc, pendant les quatre ans qui suivirent, n'ayant pas la chance de tomber sur d'autres énergumènes éducatifs que ceux de son frangin, le frère de. Il fut frère de. Et le malheur voulait que le Nicolas qui ne serait jamais frère de brillât plus que lui. Ce qui lui valut, comme une deuxième couche, d'éternels parallèles dont il sortait forcément perdant. Il n'était plus alors frère de mais au regard de, en comparaison de. En comparaison de la réussite, des résultats, de l'intelligence, du brillant...
Il crut, au collège, que l'affaire était plus jouable, le nombre d'enseignants étant singulièrement plus élevé. C'était histoire de probabilités. Sur six profs de maths et huit de français, sept d'anglais (il pensa un temps choisir l'allemand pour avoir la paix mais renonça), le sort pouvait se montrer généreux et lui donner sa chance. Évidemment, il n'en fut rien. La sixième fut un calvaire. La cinquième itou. Une accalmie en quatrième (sinon la mère Gendrot qui déplora son manque d'esprit scientifique, en comparaison de. Comme si disséquer trois grenouilles exsangues était le sommet de la scientificité !). En troisième, l'affaire recommença. L'apothéose avant la délivrance.
Il s'orienta à l'inverse du frère bien-aimé. Pire que l'inverse : pas les lettres contre les maths, pas les langues contre le bec Bensen. Il vira de bord, fit un apprentissage en ferronnerie, au grand dam de la parentèle qui aurait bien vu un artiste, un écrivaillon dans la famille, puisqu'il tenait dans le saint Nicolas du lieu leur Pasteur fin de siècle.
Il apprit à tordre le métal, à dompter le feu et le fer. Cela lui plut. Il rencontra Rosaline (Il l'aimait tout en trouvant qu'elle avait un prénom de cheval. Elle lui expliqua qu'en fait elle aurait dû s'appeler Rosalinde mais l'officier d'état civil s'y était opposé et pris de court le père se rabattit sur cette forme abâtardie). Elle avait, elle aussi, eu envie de marteler la matière. Elle était douée. Quelques années passèrent et un jour, à pas même vingt-cinq ans, elle eut une révélation en visitant une exposition consacrée à cet idiot de Tinguély, oui, idiot, disait-il, tant l'affaire lui semblait une fumisterie même pas belle. Ce fut un point de discorde si fort qu'il faillit réduire leur amour en capilotade.
Nicolas entrait au CNRS.
Il travaillait, lui, chez Paul Montero, faisait des grilles, des rambardes de balcons, des ballustrades, des aménagements d'intérieur.
Rosaline passait la moitié de son temps à des projets sculptés délirants qui le faisaient marrer.
Marrer jusqu'à ce qu'un Belgo-Slovène qui tenait une galerie à Bruxelles tombe sur quelques photos exposées dans un café qui la jouait underground. Il voulut qu'elle lui fournisse des œuvres. Elle s'exécuta.
Et c'est ainsi que Rosalinde Corcy prit son envol, qu'il fallut faire des expos, des vernissages, passer des soirées où des gens beaucoup plus riches que lui se demandaient ce qu'il faisait là, l'air un peu perdu, jusqu'à ce qu'il la montre du doigt discrètement et qu'un crétin, ou une idiote, ne puisse s'empêcher de conclure :
-Ah, oui ! Vous êtes le compagnon de...
Et la phrase était étrangement suspendue, comme s'il n'avait pas fallu écorcher le nom de l'autre, comme s'il était impensable, au fond, de les associer...