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Trois hommes

Le marchand ambulant s'était placé sous le seul arbre au bord de la route. Il avait ajouté un parasol qui servirait quand le soleil aurait tourné. Pour l'heure, il était à la verticale. Il avait aussi disposé trois ou quatre tabourets, très bas. Un homme était déjà assis, qui mangeait sa tranche de pastèque, le regard un peu perdu. La sueur coulait sur ses joues, son tee-shirt University of Nebraska, avait de grandes auréoles d'humidité.

Je demandai moi aussi une tranche de fruit. Le Pakistanais me sourit en me la tendant.

-Hot, hot !

-Yes, very hot !

Et de me rappeler encore une fois cette réflexion toute romaine : à deux heures de l'après-midi, il n'y a que les Français et les chiens pour se promener.

Je m'assis sans un mot à un mètre de l'étranger au tee-shirt, tourné comme lui vers le Circo Massimo sous le cagnard. Il y avait bien quelques voitures qui passaient, et des scooters mais le bruit de la ville n'était pas grand chose. C'était le silence imposé par la chaleur. L'homme se leva ; nos regards se croisèrent ; il fit une grimace et passa un revers de main sur son front pour signifier que l'heure était intenable, ou quelque chose dans le genre. Il balança la peau de la pastèque dans la poubelle à la manière d'un basketteur. Panier réussi. Je croyais qu'il s'en allait. Pas du tout. Il prit une deuxième tranche et revint à sa place. Il n'avait pas dit un mot au marchand, ne s'exprimant que par des gestes.

J'avais presque fini ma part.

-Crazy summer ! I don't believe it.

Il était américain. L'accent ne trompait pas.

-C'est souvent le cas à Rome.

-Première fois que je viens.

-Américain ?

-Américain.

-New York ? Los Angeles ?

-Portland. Oregon. Mais je vis au Guatemala maintenant. Je bosse là-bas. Et vous ?

-France.

-France... Paris ?

-Non, pas du tout. Saint-Flour.

Il fronça un peu des yeux, comme pour chercher un souvenir impossible.

-San Flower ?

Je ris. Sainte-Fleur, c'eût été délicat.

-Non. Flour, comme la farine.

Il eut la mimique classique de celui qui reçoit une explication perdue d'avance, dont il ne pourrait même pas se resservir.

-Vous connaissez bien Rome ?

-Pas mal.

-J'aurais voulu qu'il fasse moins chaud, pour changer. Mais au moins, il fait sec.

-Pas au Guatemala ?

-Chaud et humide. Moite.

Je me levai pour jeter mon reste de pastèque et je demandai une petite bouteille d'eau gazeuse. Acqua frizzante.

-Pas beaucoup de clients ?

-Non, non, trop chaud. Mieux après cinq heures.

Je repris ma place. Le Pakistanais s'était assis derrière son étal, apathique. L'Américain avait allumé une JPS.

-Vous en voulez une ?

-Trop chaud.

-Feu à l'intérieur, feu à l'extérieur. Kif-kif...

J'essayai de réfléchir à mon prochain point de chute. Retourner à Santa Maria in Cosmedin, ou plutôt, à San Giorgio in Velabro, dans la simplicité fraîche des murs épais et des ouvertures parcimonieuses. Oui, San Giorgio était l'endroit où reposer le corps et se remettre à penser, parce que dans le brasier on ne pense pas. L'esprit comate. Il m'arrivait fréquemment de trouver refuge contre le soleil ou la foule. Dans le centre, j'avais mes havres. Les jardins du palais Spada, le patio de San Clemente, les pins de Borghese.

-Un sacré bout de terrain, non ?

Je ne comprenais pas tout de suite, et d'un coup de menton il désigna le bassin pelé en partie et ses flancs herbeux.

-C'est le Circo Massimo, quand même.

-Je sais mais... Vu ce qu'il en reste.

-Avec un peu d'imagination.

-Ou revoir Ben Hur.

-Bonne idée.

Il s'est retourné vers le Pakistanais.

-Circo Massimo.

-Oui, oui.

Il m'a fixé.

-Il s'en fout, en fait.

-Et nous aussi, non ?

-Ce serait pas possible de construire ici.

-Patrimoine de l'Unesco. Vous verriez du moderne, vous, entre le Palatin et l'Aventin ?

-C'est plus qu'un trou. Alors, disons : on creuse pour faire une piscine. Vous imaginez, là, en ce moment, vous dire que vous êtes à quelques minutes d'une piscine. Un truc frais. Donc, une piscine...

Il s'est retourné vers le Pakistanais en faisant en même temps de grands gestes vers l'étendue vide.

-Piscina, piscina !

L'autre a fait oui de la tête et m'a regardé d'un air dubitatif.

-Une piscine et par dessus une couverture végétalisée, comme un jardin ombragé. C'est très à la mode, les aménagements végétalisés. Il faut vivre avec son temps. Et comme ça, tout serait masqué.

-Vous trouvez qu'il y a trop de ruines ?

-Vous trouvez que c'est une ruine, ça ? Moi, je ne vois rien, vous comprenez ? Rien. Un terrain vague. C'est moche, en fait. Très moche. Je suis sûr que tout le monde trouve ce truc moche, tout le monde, mais personne ne le dira. Seulement, quand il fait chaud, qu'on crève de chaud et qu'on regarde ça, même si vous n'avez pas l'impression qu'il y a un rapport entre les deux : suer à mort et regarder une chose sans intérêt, vous avez tort. La fatigue du corps rejoint l'épuisement de l'esprit. Un sentiment d'inutilité, vous comprenez ? Vous, peut-être que cela vous émeut, ou que vous vous dites qu'il faut absolument être ému, ou admiratif, ou habité par le passé, mais là, l'herbe grillé, la poussière, une affaire à garer des bagnoles, tout juste, là, c'est trop. Lui (et il désigna discrètement le Pakistanais), il a compris, d'une certaine façon. il ne voit pas le passé, il s'en fiche, mais il voit un espace infiniment à découvert et le soleil. Alors, il a ses pastèques, ses melons, ses canettes, ses bouteilles, son parasol. Il sait que personne, parmi ceux qui viendront, ne pensera autrement que lui : bon dieu ! un peu d'eau et de l'ombre. Et tous ceux qui en parleront ne diront rien du Circo Massimo, mais parleront du cagnard et du Pakistanais comme une oasis, une vraie bénédiction des Dieux.

À l'autre bout de l'interminable place, une famille venait de surgir. Un père, une mère avec une ombrelle, à la manière des Japonaises, mais ils étaient blonds et grands comme des Suédois ou des Néerlandais, et deux adolescents à casquette, dont le plus vieux, treize quatorze ans, nous désigna du doigt. Il devait crever de soif. Le père avait un guide ouvert et même si nous ne pouvions l'entendre, il justifiait sûrement le pèlerinage, les risques d'insolation et la déshydratation des âmes.

Les deux gamins pressaient le pas. Le Pakistanais était leur sauveur mais avant d'avoir atteint le tiers de la piste une voix sénatoriale les coupa dans leur élan. Le paternel barbu leur fit signe de rebrousser chemin;

-Notre ami vient de perdre de l'argent.

Il y eut dix bonnes minutes de silence où chacun ne voyait plus l'à peine trace du passé mais la chaleur brute mangeant notre envie de mémoire. Tous les trois, nous étions morts comme on dit, mais c'était une métaphore qui gagnait à chaque seconde en réalité. Le Circo Massimo, l'horizon ondulant, le silence (sinon un filet lointain de ronronnements), la paupière à moitié tirée, l'heure de la sieste, è chiuso, dormir, s'allonger, sentir l'effet du ventilo, les jeux il y a longtemps, Ben Hur, l'Antiquité, plus rien maintenant, et nous trois en sueur, muets, liquéfiés, en enfer, plus rien, jusqu'à ce que l'Américain nous fasse sursauter, le Pakistanais et moi.

-Allez les gars, un coca pour tout le monde, c'est ma tournée !

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