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Laisser son empreinte (II)

J'ai pris l'habitude de ne jamais couper le morceau en cours, quand je quitte l'appartement, je le fais tourner en boucle. Dans les pièces, circule ainsi, puis-je dire : se répand, un air qui n'est là pour personne. Il s'agit parfois d'un album entier, à peine entamé, parfois, les ultimes minutes d'une symphonie. Mais cela peut aussi être une composition lancinante qui me plaît tellement que je l'ai déjà écoutée, ailleurs. Un univers qui m'a rempli de toute sa répétition, occupant chaque recoin des lieux, s'accrochant à chaque élément qui les constitue. Cette composition est alors plus qu'un ornement du moment, ou même : le reflet d'un état d'esprit. Elle est l'essence d'une recherche périodique.

L'air se décompose en vagues, en retour perpétuel. Il est là, plus que là, l'unique occupant de l'espace. Il crée son univers et les meubles sont repoussés, les décorations anéanties.

Je ferme la porte, doucement, et la musique continue, comme un être animé de la volonté de ne jamais disparaître. Il faut imaginer que le silence n'existe pas, qu'il est un leurre et que de toute manière les gens ne l'aiment pas, ou ne l'aiment plus.

J'ai fermé la porte très doucement, et j'écoute quelques secondes sur le palier le phrasé. Brahms, Wagner, Brad Melhdau ou Coltrane ne savent pas qu'ils imprègnent un monde mort, qu'ils sont le dernier bloc contre l'effacement, que leur musique est la dernière chose qui reste, là, de l'autre côté de la porte.

Je descends tranquillement l'escalier et dans mon âme la mélodie m'accompagne. Je vais par les rues et les venelles. Je traîne de terrasses en terrasses et je fredonne cette musique de l'au-delà. Il fait beau à fredonner un requiem. Je préfère qu'il fasse beau, pour que je puisse en profiter, pour n'avoir pas à rentrer immédiatement chez moi. 

La pièce vide, pleine de la musique que j'ai choisie, comme un chant commémoratif. Peut-être, plus tard : pour l'heure, il n'est que funèbre. Ce n'est qu'une question de temps.

Il arrive donc que tourne en boucle un après-midi entier, un jour durant, parfois plus, ma musique. Tout dépend des circonstances, de qui, et quand, surgira le premier témoin du corps de ma victime. Un mari, une épouse, un voisin, la police alertée justement par un voisin, la police qui reconnaît désormais ma signature (mais il est bien sûr arrivé que celle-ci ait été effacée par un idiot qui a d'abord éteint la musique, pour soulager son effroi, et ne saurait retrouver l'air).

Je les attends. J'ai la bande-son de mes récits, chacun son film, chacun sa musique, en intégralité.

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