Dans la liste des innombrables dossiers répertoriés dans son ordinateur, un jour qu'il voulait faire le ménage, il trouva Trahir, intitulé intrigant, et il s'empressa de l'ouvrir, mais il n'y avait rien. Pas une ligne. Page blanche. Il consulta la date de constitution et il remonta à plus de quatre ans. Il chercha dans sa mémoire les traces du moindre souvenir concernant cette étrange entreprise ; il échoua. Comme si la matière même de l'écran blanc avait pu remédier à cette catastrophe, à ce défaut d'inventaire, il rouvrit le dossier. Etait-ce, à l'origine, une nouvelle ? Un texte politique ? Une humeur ? Une analyse ? Tout était vide. Trahir. La forme infinitive ne l'aidait en rien. Un participe passé, trahi ou trahie, avait en germe un sujet, un être potentiel, sur lequel greffer une histoire. Il supposait au moins une victime, pour faire simple, et un coupable, un bon et un mauvais rôles. De là, il était envisageable d'élaborer un scénario, plus ou moins classique, plus ou moins convenu, puisque le sujet lui-même n'avait rien d'original. La littérature et l'Histoire se résumaient, sous un certain angle, à la litanie des confiances bafouées. Mais trahir ? Une action. Un projet peut-être. Ou, qui sait ?, une philosophie... Il fouilla sa vie pour y trouver des désirs de stratagèmes, de coups foireux à fomenter, de haines à satisfaire. Il lui fallait être de bonne foi et reconnaître que certaines inimitiés l'avaient tenté. Néanmoins, il n'en avait, en conscience, rien fait. La platitude de son existence ne laissait pas la place à une telle entreprise. Ceux et celles qu'il n'avait pas revus, il devait cette situation aux aléas du monde, à la lassitude et à une forme très courante de fatalisme. Il ne se souvenait pas avoir eu des envies quelconques pour explorer ce point particulier. C'était pourtant plausible. La psychologie, la philosophie des sentiments, l'exploration des affects étaient dans l'air du temps. On dissertait sur l'amour, la honte, la convivialité, la détresse, l'amitié. Tout passait à la moulinette des lieux communs, sous le signe de la volonté de comprendre le monde pour le rendre meilleur. Il y avait depuis quelques décennies une aspiration très paradoxale à espérer quand tout participait à consolider la désolation.
Trahir, mentir, bannir...
Pourquoi le premier et pas les deux autres ? Qu'aurait-il pu dire, lui, sur la trahison ? Que diriez-vous ? Vous avez tiré ce sujet à un examen et vous avez deux heures de préparation. Envisager ce petit mystère à l'aune du piège des notations et des colles débiles le dégoûta. Il ne pouvait en être ainsi.
Trahir, mentir, bannir...
Il venait de taper les trois mots de cet univers suspendu depuis si longtemps, qui ne demandait qu'à vivre, ou à mourir. Pourquoi se sentir obligé ?
Il y avait un plaisir du verbe, nécessairement. Les trois, deux syllabes à chaque fois, un hexamètre pour commencer, et il sentit que l'ordre devait d'ailleurs être changé. Mentir, trahir, bannir... Les trois temps d'une lente maturation, entre deux personnages. Il écrivit quelques lignes, qu'il relut, avec une certaine satisfaction. Il ferma le dossier. Il était pressé par le monde. Quelques jours plus tard, il y revint et tout lui sembla terriblement mauvais. Ce fut à nouveau la page blanche. Hors le titre qui, lui, n'avait pas changé et dont il ne savait pourquoi il sentait, dans l'intime, qu'un jour ou l'autre il saurait en faire bon usage...