La lucidité induit, par l'étymologie, que la lumière soit faite, que les choses soient tirées au clair. Et nous croyons fermement, semble-t-il, à cette fable. Sans doute est-ce pour cette raison que s'est, en littérature, épanoui le roman policier : la vertu salvatrice de l'enquête, l'apaisement dans la résolution du crime. Soit. Mais on peut aussi envisager cette prolifération, que Borges avait prédite, comme un symptôme. Rien ne résisterait à l'investigation et au regard, qui plus est lorsque à celui-ci suppléent les grandeurs de la science et de la technique. Si, ainsi que le disait Bridget Riley, "ce sur quoi on se concentre n'est pas ce que l'on voit", il faut en déduire que le résultat n'est qu'un leurre. Le visible est une illusion et la solution un divertissement.
En ce sens, la lucidité inquisitrice de cette figure magique : le policier, le détective, l'enquêteur, quel que soit le nom qu'on lui donne, compte-t-elle moins que l'opération construite autour de sa personne et qui réduit le lecteur ou le spectateur à une sorte de pensée captive. Pour ce dernier, il ne s'agit pas de comprendre le fond des choses et des êtres, mais d'être capable de résoudre un problème, d'avoir la tournure d'esprit propre à trouver la solution de l'énigme. La vie n'est ainsi plus qu'une équation, que le paramétrage efficace d'un décryptage du monde sous l'angle de la faute, de l'erreur et de la culpabilité.
Or, on pourra trouver étrange que ce penchant marqué de l'époque (il suffit de voir ce que la télévision et le cinéma fournissent comme séries ou films policiers. De même pour les livres, avec la dernière mode du roman scandinave...) s'épanouisse dans un univers qui veut par ailleurs s'émanciper de toutes les contraintes possibles, à commencer par la morale et le religieux. On pourrait dire qu'à mesure que les règles de la vie réelle contourne les contraintes touchant aux libertés individuelles, à mesure que la liberté de faire comme bon il semblera à chacun, et que l'on pourchasse les moralistes et les sceptiques d'une sociabilité égocentrique (le fameux narcissisme démonté par Christopher Lasch, par exemple), la société contrebalance cette évolution par une sorte de chasse aux coupables, qui fait de nous, devant les récits, les fictions, les images, des apprentis détectives avides de trouver le criminel, parce qu'il y a un coupable, quelque part, toujours un coupable. Et ce coupable ne peut pas être nous...