On connaît la formule qui structure toute la logique de la présente République : au premier tour, on choisit. Au second tour, on élimine. On connaît aussi la propension des thuriféraires du régime, devant l'abstention galopante, à vouloir remédier à cette désaffection par un vote obligatoire, ce qui serait une manière assez subtile de justifier leur prébende légale en masquant le désintérêt populaire. Or, disons tout net : le vote en droit et non comme impératif soumis à la loi est le dernier ersatz de démocratie, le dernier lumignon par quoi nous apercevons l'escroquerie de la démocratie libérale. C'est une manière, certes vaine, de rappeler que le roi est nu (1).
Il y a donc de multiples moyens de tromper la vigilance du démocrate, mais ce n'est pas tellement le sujet qui nous occupe, à vrai dire. Il s'agit plutôt d'envisager le stade supérieur de la supercherie, quand il est question de ce troupeau obscur qu'on appelle la représentation nationale.
Si l'on veut bien prendre les choses dans l'ordre, il est légitime de penser que les députés ont par essence vocation à choisir, c'est-à-dire à se définir par des votes clairs. Peu importe qu'elles soient justes ou injustes, les décisions pour lesquelles ils sont en quelque sorte mandatés doivent apparaître sans détour aux yeux des citoyens. Il est donc tout à fait surprenant que pour une déclaration de politique générale il leur soit loisible de s'abstenir, comme viennent de le faire les petites frappes socialistes. Le droit à l'abstention pour les représentants de la nation, qui plus est pour des questions cruciales, est une aberration du système prétendument démocratique. Il n'a pas de sens, sur le plan intellectuel, parce qu'il n'est pas tenable, sauf à user de sophismes et de casuistique jésuite, de se définir à la fois dedans et dehors, dans une majorité et dans l'opposition, et de trouver un moyen, un subterfuge pour se croire digne et en même temps ne pas trop ennuyé celui qui, in fine, vous permet d'être à l'Assemblée. Ces élus ne sont alors que des mangeurs de soupe.
La confiance, en matière de politique, non seulement ne se marchande pas, mais elle n'est pas à géométrie variable. Elle ne peut être que niée ou affirmée, sans quoi la délégation de pouvoir qu'on accorde aux députés n'est qu'un faux semblant. Un élu ne peut s'abstenir parce que le fondement même de sa légitimité est d'être une voix, celle,unique, des voix multiples qui l'ont mené à l'Assemblée. C'est devant de telles mascarades que le dégoût politique se renforce. Le jeu des calculs, des balances et des équilibres n'apparaît jamais aussi bien que dans le mélodrame des petites hypocrisies et des hystéries parlementaires.
Ils parlent, ils braillent, ils éructent mais vont à la buvette quand il s'agit d'accomplir leur devoir, ce même devoir qu'ils nous demandent de respecter, au nom d'un idéal républicain qu'ils ne cessent de salir. La misère politique du présent tient aussi dans cette déliquescence, quand l'abstention devient une manière de penser, un acte, et pour ceux qui en usent, une façon de résister.
Les frondeurs abstentionnistes de la social-démocratie étaient, mardi dernier, ce qui se faisait de pire dans les travées de l'Assemblée Nationale. Ils banalisaient la compromission, la couardise et la grandiloquence. Ils se croyaient constructifs et n'étaient que vains. Ils se voulaient démocrates et n'étaient que dans la forfaiture morale. Ils substituaient (mais ils ne sont les premiers...) à la décision réelle les arguties médiatiques. Ils confondaient lamentablement la position et la posture. Et c'était le droit inique à l'abstention qui leur offrait d'être ces personnages ironiquement rebelles.
Un humoriste moquait dans les années 70 Jean Lecanuet (celui qui se prenait pour le Kennedy hexagonal) en expliquant que ce centriste (tout un programme...) n'était ni pour ni contre, bien au contraire. Dans un sketch, la formule est savoureuse ; dans la réalité, elle s'avère désastreuse.
Si l'on veut redorer un peu le lustre terni des élus, encore faudrait-il ne pas laisser à ceux-ci le choix de leur absence, et de faire que, puisqu'ils sont élus, ils soient dans l'obligation d'exprimer, en toutes circonstances, un suffrage sans ambiguïté.
(1)Disons plutôt roitelet, car cela ne vaut guère plus...