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andré suarès

  • L'écoute...

    "Il est possible que le livre soit le dernier refuge de l'homme libre. Si l'homme tourne décidément à l'automate, s'il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d'un écran, ce termite finira par ne plus lire. Toutes sortes de machines y suppléeront : il se laissera manier l'esprit par un système de visions parlantes ; la couleur le rythme, le relief, mille moyens de remplacer l'effort et l'attention morte, de combler le vide ou la paresse de la recherche et de l'imagination particulière ; tout y sera, moins l'esprit. Cette loi est celle du troupeau. Le livre aura toujours des fidèles, les derniers hommes qui ne seront pas faits en série par la machine sociale." 

    Voilà ce qu'écrit André Suarès dans L'Art du Livre, en 1920. Ce n'est pas très aimable pour l'époque contemporaine perdue dans sa course consumériste consacrant l'amour de soi. Mais il est vrai qu'on ne peut pas tout faire en même temps. On ne peut guère se tourner vers autrui, vers une parole étrangère, singulière et réclamer son dû de "moi, je" n'ayant pas dépassé le stade du miroir. 

    Parce qu'un livre, c'est aussi une écoute : celle d'un chant qui vient d'ailleurs, par définition, et souvent, pour ses plus belles inflexions, de loin. Si la lecture peut encore perdurer, comme acte technique de déchiffrage (et même les plus ignares savent décrypter leurs sms laconiques), le livre est lui amené à n'être plus qu'une relique en des temps sombres. La démocratie ne peut survivre sans le triomphe de la bêtise. Elles sont consubstantielles. Que faut-il entendre par là ? La démocratie n'a de fonction que dans un cadre libéral. Elle est l'excuse politique du triomphe économique. Ce n'est pas le pouvoir pour tous, mais l'accès pour le plus grand nombre au marché, selon une logique marketing de plus en plus fine et terrible. Le livre n'y a pas sa place, sinon comme répertoire de cuisine, de bricolage ou d'aménagement d'intérieur. Le livre, le vrai : ce que la littérature donne à méditer et à vivre, n'a plus sa place. Il faut être de son temps, c'est-à-dire disponible et la lecture est triplement anti-démocratique. Elle se pratique seul ; elle attend le silence : elle est un "addendum à la création" (Julien Gracq), quand la puissance post-moderniste suppose que tout est là et maintenant. L'intelligence algorithmique est l'ultime borne des temps contemporains, quand la littérature ressemble plutôt à un espace. On n'y vient pas buter contre plus fort que soi, comme ces pauvres joueurs d'échecs et de go qui ont découvert, dans leur défaite contre la machine, qu'ils n'étaient que de sombres idiots calculateurs (1) ; on y vient pour y trouver un esprit, pour se battre, pacifiquement et spirituellement, contre une âme. C'est, on s'en doute, plus périlleux et plus déroutant. La littérature ne rassure pas ; elle est un chemin de traverses, un écho, un mélange de peur (parce qu'on y découvre un territoire inconnu) et de jouissance (parce qu'à la fréquenter avec fermeté, on s'y installe et on y forge son pays).

    La grandeur des propos de Suarès résulte aussi de cette compréhension aiguë du combat qui s'est engagé, à partir de la révolution industrielle, entre la pensée qu'on dira spéculative et la raison pratique (merci Kant...). L'ardeur est dans le gain et les techniques d'accroissement du gain, quand la littérature est une perte, à commencer par une insupportable perte de temps (2). L'homo festivus de Philippe Muray ne peut pas être un lecteur. La lecture, ce sont de grands blancs dans un agenda, des "vides", quand le moindre pékin se gargarise d'avoir rempli toutes les cases horaires de chaque jour.

    Je ne crois pas au hasard quand les deux grandes œuvres de la littérature française, celle, autobiographique, de Chateaubriand, celle, romanesque, de Proust s'acharnent avec le temps, à le creuser, à contourner le présent pour mieux le saisir. Chez ces deux écrivains, la remembrance n'est pas un exercice technique de la mémoire : elle est le dénombrement de la disparition. Chez l'un et l'autre, une inquiétude et une forme mélancolique de la recollection. Comment cela pourrait-il entrer dans l'esprit du quidam hyper-contemporain, névrosé d'être soi constamment, parce que soi, c'est être le monde ? (3)

     Parfois, la révolte se fait une place, mais le plus souvent je n'espère plus qu'une chose : que l'enfer advienne le plus tard possible et que je n'ai pas le temps de voir les bibliothèques brûler, le monde réduit aux borborygmes acheteurs, à une vie d'écrans et de mots tronqués. Pour cela, il faut une dose assez forte d'optimisme, que je ne trouve qu'en reversant mon effroi dans l'univers de Julien Sorel, de Charles Swann, du prince Mychkine, ou dans les pièces de Shakespeare...

    Doublement sauvé par la littérature.

     

    (1)Et sur ce plan nul doute que la machine finira toujours par gagner. La rapidité des circuits imprimés et des puces signe la mort de l'homme comme machine.

    (2)Pour cette raison, le lecteur assidu est une figure assez singulière de l'oisif, voire du fainéant depuis longtemps. Mais son vrai péché est ailleurs : il est en retrait

    (3)Mais on pourrait aller se promener aussi du côté de chez Joyce, où la concentration temporelle, une journée pour un livre infini, prend le problème à l'inverse, avec tout autant de brio et de beauté.