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angoisse

  • Sublimation maladive

     

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    Dans l'œuvre de Proust, la chambre n'est pas un simple motif narratif, l'exploration d'un moyen symbolique par quoi l'écrivain traduirait le retranchement du monde pour s'en préserver. Ce ne fut jamais un lieu simple, distinguant le personnel et le maternel du collectif et du social. Pour celui qui finit dans une chambre tapissée de liège, vivant en partie la nuit, pour arriver à la fin de son entreprise littéraire (quoiqu'il n'y parvînt pas tout à fait), la chambre est à la fois le recueillement et la hantise, comme si nul n'avait pu véritablement donné une consistance, un continuum à son repos. Tout est transitoire, certes, mais ce point concerne le temps. Et il n'y a pas de temps sans lieu, et sur ce plan, tout est fluctuant.

    La maladie du narrateur, son malaise chronique (ce qui donnera aussi la chronique de son malaise) ne sont pas des faits de style (au sens où ils formeraient une architecture romanesque surfaite) mais le style même, dans la mesure où ils servent de terrain d'aventure et de terreau psychique et que l'écriture se déploie dans le temps même où l'immobilité est de mise. La chambre, chez Proust, est le lieu de la révélation, là où tout est exacerbé et donc mis à jour. Il croyait là pouvoir trouver la paix et il y livre la plus grande des batailles. C'est dans le proche qu'est le lointain le plus violent ; c'est dans l'unheimlich que se dévoilent les plus grands combats que nous livrons contre/avec nous-mêmes. La chambre proustienne a quelque chose de tragique en ce qu'elle est le recours et la fêlure. Et il n'est même pas nécessaire qu'on y introduise une autre existence (la question de l'amant ou de l'amante par exemple). Il suffit d'y être livré à soi-même.

    Proust transmue dans son roman la matière de sa propre expérience des choses (ce qui ne signifie pas qu'il raconte sa vie puisqu'il y ajoute d'emblée une degré de distance qui fonde sa littérature) et peut-être n'y a-t-il pas plus parlante compréhension de ce qui fait son génie que la lumière portée des chambres réelles vers les chambres textuelles. La mise en miroir d'un extrait de sa correspondance (à une époque où La Recherche n'était encore qu'une chimère) et de son œuvre magistrale est exemplaire de ce qu'un travail d'écriture offre à celui qui s'y attèle et à celui qui en devient, lecteur, dépositaire.



    Mercredi matin, 9 heures et ½ (21 octobre 1896)

    Ma chère petite Maman,

    Il pleut à verse. Je n’ai pas eu d’asthme cette nuit. Et c’est seulement tout à l’heure après avoir beaucoup éternué que j’ai dû fumer un peu. Je ne suis pas très dégagé depuis ce moment-là parce que je suis très mal couché. En effet, mon bon côté est du côté du mur. Sans compter qu’à cause de nombreux ciels de lit, rideaux, etc.(impossibles à enlever parce qu’ils tiennent au mur) cela, en me forçant à être toujours du côté du mur m’est très incommode, toutes les choses dont j’ai besoin mon café, ma tisane, ma bougie, ma plume, mes allumettes, etc., sont à ma droite c’est-à-dire qu’il me faut toujours me mettre sur mon mauvais côté, etc. Joins-y un nouveau lit etc. etc. J’ai eu la poitrine très libre hier toute la matinée, journée, soirée (excepté au moment de me coucher comme toujours) et nuit (c’est maintenant que je suis le plus gêné). Mais je ne fais pas des nuits énormes comme à Paris, ou du moins comme ces temps-là à Paris. Et une fois réveillé au lieu d’être bien dans mon lit je n’aspire qu’à en sortir ce qui n’est pas bon signe quoi que tu en penses. Hier la pluie n’a commencé qu’à 4 heures de sorte que j’avais pu marcher. Ce que j’ai vu ne m’a pas plu. La simple lisière de bois que j’ai vue est toute verte. La ville n’a aucun caractère. Je ne peux pas te dire l’heure épouvantable que j’ai passée hier de 4 heures à 6 heures (moment que j’ai rétroplacé avant le téléphone dans le petit récit que je t’ai envoyé et que je te prie de garder et en sachant où tu le gardes car il sera dans mon roman). Jamais je crois aucune de mes angoisses d’aucun genre n’a atteint ce degré.(…)

    Ton petit Marcel

    P.-S. – Je viens de parler à la femme de chambre, elle va me mettre mon lit autrement, tête au mur (parce qu’on ne peut ôter les ciels de lit), mais le lit au milieu de la chambre. Je crois que ce sera plus commode pour moi. La pluie redouble. Quel temps !

    Je suis étonné que tu ne me parles pas du prix de l’hôtel. Si c’est exorbitant ne ferais-je pas mieux de revenir. Et de Paris je pourrais tous les jours aller à Versailles travailler.

                 Marcel Proust, Correspondance, 1896

     

     

    (le narrateur évoque ses rêves, et en particulier le souvenir des chambres occupées par lui)

    (…) –chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la point d’un rayon ; -parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; -où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaire, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’était pas prévu ; -où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant : jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond.

              Marcel Proust, Du côté de chez Swann, I,1