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  • En relisant Bourdieu

    Nous avons tous à voir avec l'institution, avec ce qu'on appelle l'Institution : politique, économique, administrative, culturelle, etc. C'est une entité trouble, contre/avec laquelle nous nous formons, puisque nous sommes des êtres socialisés, dans des systèmes qui ont élaboré de multiples et complexes structures inclusives/exclusives. Ainsi sommes-nous confrontés, régulièrement, à la question du seuil, à la rituelle action du franchissement. Arnold van Gennep, parmi les premiers, a fait sur le sujet des études fort intéressantes ; c'est une des questions fondamentales de l'ethnologie et de la sociologie.

    Le caractère sacré du passage, soit : la compréhension d'une frontière séparatrice, n'a pas disparu loin s'en faut de nos société en partie émancipées du religieux. Celles-ci, dans toutes les organisations qui la constituent, ont relayé la complexification du social. Nous n'excluons plus selon l'ordre d'une naturalité d'espèce (comme dans un schéma strict de féodalité) mais cela ne nous empêche pas, tout en paroles démocratiques que nous soyons, d'introduire, de coopter, d'introniser, de (nous) choisir. Et d'en déduire que nous n'en avons pas fini avec les élus, les happy few et consorts. Il est illusoire de de croire que nous puissions nous en abstraire. C'est notamment l'un des grands outrages de Bourdieu à la face de l'hypocrisie moderne, de rappeler que si le roi est mort, l'accession du sujet au rang de citoyen a été magnifiquement neutralisée par des protocoles occultes, sévèrement contrôlés par ceux qui savent. Pour les autres, qui n'étant pas du sérail s'y retrouvent confrontés, la porte est étroite.

    Se posent à eux la question du droit moral (presque un sentiment de culpabilité et d'usurpation) à devenir et celle, aussi, du rapport qu'ils entretiennent avec le monde d'où ils viennent. Car il n'est pas sûr que notre société aime justement le déplacement des lignes. La doxa contemporaine s'est empressée, notamment après la chute du bloc communiste, de jeter le concept de classe tel que l'avait théorisé Marx, aidée en cela par une classe moyenne tombée dans l'illusion de son anoblissement symbolique au détriment du monde ouvrier (alors qu'elle oublie qu'elle partage, sur bien des points les limites du salariat...). Plus de classes, dans l'élan issu des Trente Glorieuses ! Pourquoi pas ? On peut toujours rêver. Mais, pour ce qui nous occupe, il faut admettre que les distinctions (et en premier lieu, la pratique de la Distinction ainsi que la définissait Bourdieu) perdurent. Pour celui ou celle qui doit les affronter, il s'agit parfois de savoir s'il faut avaler des couleuvres, faire profil, voire renoncer à soi. Il y a donc un enjeu aux effets incertains, sociaux et personnels.

    Faut-il aller jusqu'au bout tout en n'étant pas dupe de ce qui se trame et du procès en mauvaise naissance que vous feront les initiés de longue date ? Faut-il renoncer, jeter l'éponge en quelque sorte ? Il y a toujours, pour l'intrus social, une question supplémentaire de légitimité et l'on comprend que, parfois, c'est lui qui tiendra les discours les plus virulents sur la médiocrité ambiante et qui voudra masquer l'endroit d'où il vient, comme une tache, comme un stigmate.

    D'autres refusent la mascarade. Au début du très beau roman d'Albert Memmi, La Statue de sel, dans un chapitre intitulé L'Épreuve, le narrateur, de condition modeste, passe un examen et voici ce qui se passe :


    C'est alors que, devant ma feuille blanche, j'ai compris que ces devoirs ne me concernent plus. Cette fois, le ressort est complètement détendu, mes forces, ma volonté m'abandonnent ici. Je ne suis ni étonné, ni déçu. Comment ai-je pu m'intéresser à ces jeux si étonnamment futiles ? On nous demande aujourd'hui : «Étudiez les éléments condillaciens dans la philosophie de Stuart Mill».

    Je regarde mes camarades. Têtes penchées sur leur pâleur, cheveux révoltés sous leurs doigts nerveux, ils savent ce qu'ils veulent. Tous, vieux étudiants retardés par la guerre ou jeunes garçons à la chance continue, sont avares de leur temps. Gagner du temps, perdre du temps. Qu'ai-je encore à perdre ? Un seul enjeu qu'il faut miser enfin. Peut-être ai-je perdu déjà.

    Bounin lève la tête, me fait signe du menton, le stylo encore agité ! «Ça va ?» Les yeux de Bounin sont vagues, il est loin dans son sujet et ma réponse ne lui importe guère. Il esquisse un sourire et disparaît. Ducamps examine le plafond. Il est de ceux qui prétendent réfléchir. Mais tout à l'heure je ne travaillerai pas. Pour la première fois de ma vie, je vais gaspiller le temps d'une épreuve. En quelques heures je vais gaspiller une année, je vais gaspiller toute ma vie. Mais qu'en ai-je fait jusqu'ici ? Je ne peux plus soutenir ce rôle

    Personne n'émerge plus ; tous les dos sont courbés dans la lutte silencieuse. Maintenant, si je n'écris pas, je vais me signaler comme un vaincu ou un amateur. J'ai promené mes regards partout, peintures du plafond, murs tapissés de livres, j'ai compté les vitraux, les rayons, les travées. Je ne suis pas un amateur, je ne veux pas qu'on le croie ; il me reste cette ridicule pudeur. Je baisse la tête et je feins d'écrire n'importe quoi et l'heure passe, comme toujours, heureusement.

    Soulagement vicieux. Cet oubli par l'écriture, qui seul me procure quelque calme, me distrait du monde ; je ne sais plus m'entretenir que de moi-même. Peut-être me faut-il d'abord régler mon propre compte. Quel aveuglement sur ce que je suis, quelle naïveté d'avoir espéré surmonter le déchirement essentiel, la contradiction qui fait le fond de ma vie ! Allons, il faut en convenir : j'ai des bourdonnements d'oreilles et mal à la poitrine. Je n'ai pas voulu y prêter attention. Cela fait maintenant comme une sonnerie de cinéma ininterrompue. La vérité est que je suis ruiné. Il faut déposer mon bilan.