Dans ses Sentences, Isidore de Séville, qui vécut entre les VIe et VIIe siècles, écrit : «La lecture silencieuse est plus facile à supporter pour les sens que celle à voix déployée ; l’intellect en effet s’instruit davantage, tandis que la voix de celui qui lit demeure en repos, et que sa langue bouge silencieusement. En effet, en lisant à haute voix, d’une part le corps se fatigue, et d’autre part la voix s’émousse». Il place donc la question de cette activité sur un double plan de confort physique et de fruition intellectuelle. On sait qu'elle se pratiquait dès l'Antiquité mais qu'elle se répandit surtout à partir de la Renaissance quand il y eut en quelque sorte un accès privé au livre, qu'il ne fut plus nécessaire, devant le nombre limité d'ouvrages, qu'un seul lût pour tout un parterre ou un groupe.
En ce sens, le silence est symbolique d'un possible retrait du monde certes, mais aussi d'une intériorisation de nos pensées, de leurs divagations plus ou moins lointaines par rapport à ce que nous lisons. Ainsi pouvons-nous comprendre que dans le jeu avec le livre se dessinent des entrelacs inattendus, des écarts, des abandons, des retrouvailles dont nous aurons, tout de suite ou plus tard, à nous féliciter. Le silence dans la lecture n'est donc pas seulement l'appropriation personnelle d'un objet qui n'est pas nôtre, d'une altérité à laquelle nous ne saurions être réductibles (dans l'acceptation, par exemple, de l'auditeur passif), que nous ne saurions réduire nous-mêmes ; il est le moyen d'une jouissance immédiate, mais qui se prolonge à la fois comme pensée sur le texte et souvenir de lecture comme déviation. C'est bien à ce double titre que la lecture silencieuse fut combattue, en ce qu'elle émancipe l'individu, parce qu'elle le retranche du présent et l'accroît dans ce même présent.
Dans un monde qui désormais vante le bruit en continu, le flux perpétuel d'images, il faut s'inquiéter pour la lecture et le silence. Leur éclipse progressive est le signe d'un temps où la pensée s'effondre ; car, bien au-delà des questions de culture (encore que...) ou de savoir, l'enjeu est la relation avec ce qui n'est pas moi. Or, le refus notoire de la lecture par une grande partie de la jeunesse (et qu'on ne vienne pas me dire qu'ils ont d'autres manières de faire... Je sais, hélas, de quoi je parle...) laisse présager une incapacité à résister au monde, faute de s'être construit intérieurement, de s'être retrouvé face à soi.
Mais, rétorquera-t-on, n'en fut-il pas ainsi pour une partie de l'humanité, qui ne sut jamais ni lire, ni écrire (pourquoi d'ailleurs utiliser un passé simple ?) ? Celle-ci s'en trouva-t-elle plus malheureuse pour autant ? À cela, répondons que les sociétés anciennes n'avaient pas mis au point une armada aussi sophistiquée de moyens technologiques couplée à une structuration politique de contrôle(s) (tant sur l'axe vertical qu'horizontal des réseaux sociaux) aussi développée de telle sorte que nous sommes en mesure de prévoir un effondrement intérieur des individus soumis à un tel système oppressif et répressif. Jamais une société n'avait promis un tel bonheur matérialiste (et immédiatement matérialisé en bibelots eux-mêmes immédiatement obsolètes) ; jamais nous n'avions connu, depuis vingt-cinq ans un tel processus de régression (sociale, politique, culturelle) qui se traduit par l'explosion des phénomènes dépressifs, et ce, dès le plus jeune âge.
Il ne s'agit pas de dire que tout se résout dans la lecture silencieuse (je prends mes précautions : tous les raccourcis sont possibles...). Je voulais brièvement en rappeler le plaisir et la nécessité.