Il est difficile, en ces temps où les effets d'annonce et la logique marketing tournent à plein régime, de ne pas céder à la tentation du raccourci, du clinquant ou de la formule. Et même quand on veut se prévaloir de certaines valeurs et incarner une certaine idée de la justice et du respect dus à chacun d'entre nous, il ne faut pas croire que les mots perdent leur sens, qu'on en neutralise aisément la portée inconsciente. Ainsi Ni putes ni soumises.
Cette association née en 2003 à la suite d'un fait divers justifie son action «pour dire non à la dégradation constante et inadmissible que subissent les filles dans (les) quartiers. (C'est) un cri au visage de (la) société pour que plus personne ne puisse dire : on ne savait pas !» Les intentions sont louables et il ne s'agit pas de remettre en cause le bien-fondé d'une telle démarche. Néanmoins, puisque les expressions que nous choisissons sont aussi le reflet du monde tel que nous le structurons, faisons quelques remarques.
Dans Ni putes ni soumises, deux termes sont mis en miroir. Un substantif et un adjectif. Peuvent-ils être considérés de la même façon. D'un côté, il y a ce qui sonne comme une insulte, de l'autre la détermination d'un état psychologique reflétant un rapport déséquilibré et aliénant. Il n'est pas illégitime, loin s'en faut, de refuser la soumission tant elle révèle une souffrance potentielle et qu'elle porte atteinte à la dignité de l'être. En ce sens la logique politique induite par le second terme est assez claire. Il s'agit en l'espèce de lutter contre des mouvements réactionnaires (qui prennent leurs formes les plus visibles dans des courants religieux fondamentalistes mais imprègnent aussi la sociologie de toute une population masculine dont les apparences modernes ne doivent pas tromper quant aux références culturelles rétrogrades dont ils se réclament.). Ce refus de la soumission revient peu ou prou à lutter contre le retour d'un refoulé qui institue comme structurante et naturelle une infériorité physique et morale de la femme. On ne peut qu'y souscrire.
Mais il y a aussi le terme premier. Ni putes... L'insulte, certes, dont l'usage si fréquent a entraîné, pour partie, un effet de neutralisation. Employée à tort et à travers, comme une ponctuation, ou comme un terme quasi affectif. Il suffit d'entendre parler la jeunesse. Il est clair que dans le nom de l'association, il ne faut nullement s'en tenir à cet amoindrissement sémantique. C'est l'insulte qui prime. Nous sommes là dans l'infamant, dans ce qui blesse la dignité et porte atteinte à la valeur de l'être. Le choix de ce terme est cependant ambigu parce que le substantif renvoie aussi à une réalité sociale, à des situations concrètes sur lesquelles il est nécessaire de s'arrêter un instant. Car Putes, ainsi repris, devient dans la bouche de celles qui luttent une ligne de séparation dont la connotation morale (et je ne dis pas éthique) pose problème. Ne pas vouloir être traité de pute, ne pas vouloir être assimilé à une pute, si on peut comprendre la légitimité de ces requêtes, revient de facto à stigmatiser une catégorie dont on méprise inévitablement la situation. Ce n'est plus un simple motif construit sur une dialectique liberté/oppression mais établir une distinction implicite du type bien/mal, moral/immoral. Pour le dire plus clairement : putes devient, du côté de la pensée féminine, un signe d'ostracisme. Dès lors, dans ce nom, j'entends un mépris au féminin qui occulte une réalité violente et injuste. Je pense aux prostituées, à ces putes du quotidien qui n'ont pas choisi d'être sur le trottoir, à ces jeunes filles parfois mineures venues de l'Est et qui attendent le client, abruties de peur et de cocaïne (parce qu'il faut pouvoir supporter le froid, quand on est peu vêtu...). Je pense à ces silhouettes qui surgissent à la tombée de la nuit dans les quartiers prévus à cet effet, dans l'attente du client, dans la peur du souteneur. Des putes, d'accord. Mais encore ? Que nulle jeune fille des quartiers (lesquels d'ailleurs ?) n'ait envie d'en être réduite à ce sinistre destin est une chose ; que cette réalité devienne inconsciemment un repoussoir dans lequel on affirme son droit à la morale en est une autre. Ce n'est alors que le énième exemple de cette construction des individus qui vont chercher dans le plus pauvre qu'eux, le plus déshérité qu'eux les ressources et la légitimité de leur affirmation. Sans doute aurons-nous droit à un discours compassionnel sur ces misérables créatures (pour user d'une expression très XIXe siècle...) mais l'insconscient est là, qui parle.
Il est évident que ce genre de procès sémantique n'aurait pas lieu d'être si, à la formule choc, on avait préféré un intitulé plus clairement politique. Surtout : il est regrettable que ce vocabulaire dégradant dont l'origine est évidemment masculine soit ainsi repris par celles qui veulent se placer en position de contestation. Une lutte, pour qu'elle soit une force identifiable et valorisée, se doit d'élever le débat. Et l'on ne peut se définir par la négative : ni/ni. Ce n'est pas qu'une question de mots. Ou plutôt, si : il faut choisir ses mots. Ainsi, ne jamais les emprunter à l'ennemi, parce qu'alors on vient sur son terrain, qu'on le veuille ou non, et quoi que l'on fasse, quelque précaution que l'on puisse prendre, il en restera toujours une trace.