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pastèque

  • cocomero et anguria

    Pour l'arpenteur estival des rues romaines, la pastèque aura deux noms, correspondant à des temporalités différents.

    Il y a d'abord le cocomero, que des marchands ambulants vous invitent à manger. La pastèque est tranchée, croissant de lune rouge et fraîche, à même la main. Vous y croquez avec jouissance le trop-plein, si bien que la première bouchée, cœur du cœur, revient en quelque sorte à retirer le barrage d'un petit ruisseau s'en allant couler le long de votre menton. Vous venez d'entailler l'oasis de la marche qui vous a mené de venelles en places, de ruelles en esplanades, sous le soleil impénitent, dans les heures où, disent les gens d'ici, seuls se promènent les Français et les chiens. Ce fruit, c'est comme le puits de l'incandescence apaisée par des bons samaritains armés de puissants couteaux. Vous apercevez la petite voiture et vous voilà sauvé. Cocomero ? murmure le jeune homme ; vous acquiescez.

    Ils ont ainsi essaimé dans la ville, ces étals où l'on vous glissera le mot magique. Au début, aléatoire dispositif, vous semble-t-il, contre lequel vous pestez car, l'heure de la soif venue, vous êtes démuni. Puis viennent la connaissance géographique, le repérage intériorisé, le souvenir aigu du corps soulagé, et la certitude qu'il en est du cocomero comme des fontaines : rien qui ne puisse être retenu ; nul coin de rue qui désormais ne prépare aux retrouvailles avec le fruit sacré. Il est même probable que certaines promenades aient été orientées, dans le silence du besoin, par ces haltes salvatrices ; que certains défis (la montée au Gianicolo, ou celle de la via Veneto vers le jardin Borghese, en plein midi) aient été relevés parce qu'au bout il y avait ce havre d'abondance.

    C'est parfois l'occasion de dégustation muette, à l'ombre d'un arbre, face à un inconnu qui, comme vous, s'est épuisé entre les collines. Il est dix-sept heures. Il n'en peut plus. Vous n'êtes guère mieux.

    *

    Vous rentrez mais sur le chemin, dans le petit magasin, à l'angle, vous allez chercher l'anguria, ainsi qu'on l'appelle alors, l'anguria pleine, massive, d'un vert tendre et acharné, pour laquelle vous avez appris que sa promesse tenait à un son clair, creux, à peine compréhensible, obtenu en la frappant doucement. Son de sucre et d'eau. Ces huit ou neuf kilos seront les derniers efforts de la journée.

    Elle est disposée sur la table de la cuisine et c'est à vous, cette fois, de prendre le couteau, de faire l'entaille, avant d'écarter les deux hémisphères, dans un bruit de bois craquant. Pour le prix, si dérisoire, vous n'en mangerez que le cœur, en morceaux dans le saladier, d'une prise délicate entre le pouce et l'index, alors que sur le balcon, à la nuit posée comme un voile à peine frais, vous contemplez la lune, pleine. La soif a disparu ; votre lenteur rassasiée est un suprême régal. Demain les intervalles du cocomero reviendront. Cela ne vous effraie plus. Vous connaissez désormais trop bien la ville. Pour l'heure votre langue presse l'anguria contre votre palais : le sucre compte plus que l'eau. Vous appuyez votre tête contre le mur et fermez les yeux sans même avoir l'envie de dormir.