Que perd un mot quand il perd physiquement une part de lui-même ? ce qu'en linguistique on définit comme une apocope. La perte n'est-elle que l'effet d'une simplification compréhensible (du type cinéma pour cinématographe), par souci d'économie dans le flot de la parole, ou bien n'est-elle pas parfois, plus qu'une facilité, un renoncement, le signe, parmi d'autres, d'une faille ?
La sympathie originelle est la version grecque de la compassion. Sun-pathos : partager la douleur, ce que l'on retrouve lorsque dans des moments tragiques les autorités expriment toute leur sympathie aux victimes. Emploi fort limité désormais et dont on doutera que la bêtise contemporaine entende encore le sens. Il faut dire que la bêtise en question a bien des raisons d'oublier l'origine du mot puisqu'elle se gargarisera de l'avoir simplifié, et morphologiquement et sémantiquement. Que lui importerait la douleur qui unit quand elle a un tonitruant sympa grâce à quoi elle exprime à peu près toutes les nuances de sa pensée, de ses opinions, de ses sentiments, soit : pas grand chose...
Car la coupure, si je puis l'écrire ainsi, n'est pas sans symbolique. Ce n'est pas rien que d'avoir scindé le pathos, d'en avoir scellé l'inexistence, et par voie de conséquence, d'avoir éteint toute idée de lien contenue dans le préfixe. À bien des égards, sympa est plus que la simplification de l'adjectif initial. il n'est pas une énième forme du bath, du super, ou de l'extra. Il a une puissance protéiforme stupéfiante. Il peut à la fois servir pour le futile et le sérieux, l'abstrait et le concret, les êtres et les choses. Il est la rustine linguistique de l'époque présente. Cette forme est l'évidement estampillé d'une contemporanéité qui, à court de mots, recycle en appauvrissant.
Ainsi, tout peut devenir sympa. La télévision, les journalistes, les gens d'importance, et le quidam qu'on écoute distraitement à l'arrêt de bus, dans une file d'attente, à la terrasse d'un café, toute cette humanité terriblement à la page vit dans le sympa. Sympa : le copain, l'ami, le livre, le film, la robe, le petit restau de la veille, le week end en bord de mer, le nouveau né pas encore défripé, la participation gracieuse d'une célébrité à une œuvre caritative, la bonhomie du politique qui parle peuple, le réaménagement de la cuisine, le champagne rosé qu'on vient de découvrir, le dernier clip des Black eyes peas, l'ouverture des magasins le dimanche, le cul de la petite nouvelle, les températures estivales de l'automne, la qualification du petit poucet pour les 8e de finale de la Coupe de France, la simplicité de Gwyneth Paltrow, le dernier numéro de Cosmo, la cuisine thaï, la soirée où on a rencontré Ronan (ou Jeanne) y-aurait-peut-être-moyen-que-ça-se-fasse, la démocratie participative, les rues piétonnes, etc.
Énumération infinie et non contractuelle (comme on dit pour les pubs qui disent toujours la vérité). Énumération où tout se mélange : les êtres, les temps, les lieux, les choses, parce que tout se vaut, parce que le meilleur moyen de partager est de n'avoir que quelques mots insipides pour obtenir l'approbation de tous. Énumération d'une actualité fatale où la nuance n'a plus de raison d'être, pour une misère des mots qui préfigurent des temps barbares. Énumération d'une aphasie du cœur et de l'esprit.
De même que l'historique galvaudé est destruction du temps comme concrétion, que le culte pour la société de consommation est abandon du sacré, le sympa déclinable pour tout est indice de l'être devenu chose et de son intégration au rang de phénomène distrayant et dans le fond anecdotique. Plus rien qui ne soit une surface aux reflets légers : le sympa est le neutre de l'agréable sans conséquence. Il est moins une approbation que le symptôme d'une conscience molle acceptant ce qui ne la trouble pas. C'est l'illusion d'un homogène rassurant, un mot du grand ensemble vers lequel une société, pourtant symboliquement violente, conduit les individus pour pouvoir supporter leur condition, un indice spectaculaire (comme tous les tics de langage) du leurre contemporain.