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Loris Mantovani (1955-2001), derniers écrits connus

 

Lors d'un séjour sur la côte normande, fin janvier 2001, Loris Mantovani oublia (?) un petit cahier bleu que je découvris quelques jours plus tard dans un tiroir de la maison que je louais. Je pensai à le lui rendre le plus tôt possible, dès son retour en Italie. Mais le lecteur se rappellera que le destin fut cruel alors : Loris Mantovani mourut dans un accident de voiture le 5 février sur une petite route des environs de Manosque. Six mois après le drame, j'écrivis à sa mère pour l'informer de ce que je détenais malgré moi. Elle me répondit de le conserver précieusement et m'autorisait le cas échéant à en publier tout ou partie. En l'état, je doute fort que ces pages fussent destinées à la publication, même sous la forme déliée d'un journal ou d'un carnet. Faut-il y voir des idées de nouvelles ? des embryons d'intrigues ? Ne sachant que faire, je me suis donc longtemps refusé à la publication, ce qui était, je le reconnais ridicule et égoïste. Devant leurs regrets argumentés, j'ai cédé à la conviction de certains de mes amis. Voici ces pages ultimes du petit cahier bleu.

(N.B. : tous les textes sont traduits de l'italien par nos soins, sauf mention par un astérisque initial qui signale les passages directement écrits en français.)


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*«Il n'est pire souffrance que celle dont il ne reste rien.» Retrouver l'auteur.


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Ce cher Niccolà Blaundzun, traversant un jour avec moi la place Saint-Pierre, m'expliqua qu'au sommet de l'obélisque central on avait placé des restes de la Sainte Croix. Et sache, ajouta-t-il, toi qui n'es pas romain et qui a peu l'habitude de ces quartiers populaires qu'au-delà de Saint-Jean-de-Latran, tu trouveras à Sainte-Croix-de-Gérusalemme, un autre morceau de cette relique (et, conclut-il, en complément : le bras de la croix du bon larron, deux épines de la couronne, un doigt de saint Thomas, un clou de la Passion, des fragments de la colonne de la Flagellation, la cheville droite de saint Laurent, une flèche de saint Sébastien, la sandale droite de saint Acrobien et l'oekoreinos de saint Isidore Dendrogryphe).

Je ne sais plus, en effet, qui disait que si l'on récupérait toutes les reliques de la Sainte Croix, il y aurait de quoi en faire une forêt. J'imagine bien une forêt de croix, de croix toutes alignées (comme j'essaie de me représenter une plaine arbustive faite des épines de la couronne d'expiation), un peu comme un cimetière américain.


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(Lu dans le Porsmouth Evening Standard) A Polperro, en Cornouaille, une famille a obtenu le droit d'enterrer une casquette de marin. Tout cela parce qu'un dénommé Francis Mac Manus (pas très anglais comme nom d'ailleurs. Peut-être un émigré écossais...) avait disparu en mer, et que la mer ne l'avait pas rendu. Sa femme disait dans le journal qu'il lui était insupportable qu'il n'eût pas de sépulture chrétienne, ce que l'on peut comprendre ; mais plus insupportable encore à ses yeux était qu'il n'y eût rien dans le cercueil. Ainsi, un matin, une procession, à la suite d'un office dûment consacré à la mémoire du courageux (il est mort pendant une tempête à ne pas mettre un chien dehors), a traversé le village, dans la grisaille d'une matinée d'automne. Les commerçants, en signe de deuil, avaient tiré le rideau de fer, ou retourné la petite pencarte open et c'était closed. Je vois d'ici l'image d'un corbillard lent qui remonte la rue principale et des gens qui s'arrêtent et se découvrent. La pluie se met à tomber comme une poudre.


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*La semaine dernière, au Clearwater Palace de Las Vegas, on a mis aux enchères, entre autres, la Porsche de James Dean, le révolver de Kurt Cobain, le maillot de bain de Nathalie Wood.


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*Je perds mes cheveux depuis l'âge de quinze ans et cela n'a pas été facile tous les jours, parce que je n'avais pas le courage d'être jusqu'au boutiste (sic), et de me raser la tête. Il a fallu que j'aille jusqu'à dix-neuf ans pour me résoudre à tout perdre. Ma mère avait gardé une mèche blonde de mon enfance et elle voyait chaque jour mes cheveux tomber. Elle observait les choses se faire et se lamentait en ressortant régulièrement la mèche. Avec ses amies, elle disait : quel malheur comme il perd ses cheveux et elle allait chercher la preuve que dans le passé, j'avais été beau et blond. Mon père, aussi, trouvait que ce n'était pas normal, surtout que dans la famille ils avaient une tignasse éternelle, éternelle et noire. Je crois que mon père a même douté de sa paternité, mais on a découvert un cousin éloigné qui souffrait de la même tare que moi, un cousin de mon père, qu'on avait oublié depuis longtemps, à cause d'une mort prématurée et dont quelqu'un s'est souvenu tout à coup parce que ma calvitie galopante était un grand sujet de curiosité. Donc l'honneur était sauf. Maintenant que tout est fini et que je suis chauve, quand je repense à cette folie de la mèche blonde, je me dis que ma mère a dû souffrir de n'avoir pas eu de fille pour jouer à la poupée.


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Mon oncle Enrico était désolé cet automne parce qu'il avait appris que le petit-fils d'un de ses vieux amis, Franz-Rainer Augenthaler (il s'agit du père), avait décidé de se séparer d'une pièce de l'héritage. Pas n'importe laquelle, évidemment. Il s'agit d'une première version de Eine Alpensinfonie de Richard Strauss (mon oncle Enrico m'a précisé que c'est une oeuvre de 1915, de l'époque où le compositeur ne frayait pas avec les Nazis. Il ne voulait pas que je me méprenne sur ses amitiés. Admettons.). La partition est rare et donc précieuse. Il semble qu'on ait glissé à l'oreille de ce descendant indélicat, et bien peu mélomane, qu'il en tirerait davantage s'il se lançait dans une vente à la feuille. Et mon oncle d'imaginer la dispersion de Richard Strauss, comme on jette des cendres du pont d'un bateau. Moi, je pense plutôt à la légende d'Isis et Osiris. Ce Augenthaler petit-fils y jouerait le rôle de Seth.

-Imagine, Loris, m'a dit Enrico, ce que ce serait si un jour un de tes héritiers retrouvait l'un de tes manuscrits et les offrait, façon de parler, chapitre par chapitre...

-Ne t'inquiète pas, mon oncle, je prends toutes les précautions qui soient. Je suis méthodique. D'abord, pas plus d'une oeuvre à la fois, dont je détruis le moindre brouillon au fur et à mesure que j'avance, et si l'on trouve quoi que ce soit, cela n'excédera pas cinq pages. Plus important encore : je me garde bien de faire un héritier...

Et nous avons ri de mon ironie amère.


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Tullio n'a pas tort quand il me dit qu'il faut être le dernier des cons pour s'extasier sur les restes du Forum. Il m'a montré un guide. Trois étoiles pour le temple de Vénus Genitrix, c'est-à-dire trois colonnes aux couleurs dépariées que surmonte un reste de chapiteau. Un texte plein de verve pour évoquer la splendeur passée, celle que l'on pourra retrouver chez des vendeurs de souvenirs, dans des petits livrets à spirales où l'on a superposé aux misères du temps une mauvaise reproduction plastifiée du monument initial. Et l'on dira, au choix : cela devait être joli ; vraiment, il ne reste plus rien mais on imagine ; évidemment, maintenant...


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*Faire une fable à la Rohmer. Plutôt que Reinette et Mirabelle, Botox et Collagène (on dirait des noms sortis de la littérature antique).


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Dans une interview à Sports Everywhere, Esa-Pekka Tolvanen raconte, dix ans après, les raisons de sa retraite. En 1976, alors qu'il vient d'avoir seize ans et que Tampere lui a déjà fait signer un contrat professionnel, il se blesse gravement au genou et à la cheville en tombant dans un escalier. Les dommages sont tels que les médecins lui expliquent que sa prometteuse carrière prend sans doute fin sur ce coup du sort. Il relève pourtant le défi : il réussira, jouera en NHL, sera élu hockeyeur de l'année. La rééducation est douloureuse et longue. Pour son retour sur la patinoire, il décide que désormais, pour toute sa carrière à venir, matchs de championnat ou rencontres internationales (187 sélections en équipe de Finlande), il portera le même slip. Le fétichisme (et la superstition) est indissociable du sportif. Son retour est un succès. C'est ensuite la carrière qu'on lui connaît, jusqu'en 1991. Le slip est lavé, relavé, s'use infiniment mais il en prend un soin religieux. C'est, dit-il, une seconde peau. Il est des jours de victoires, il est des jours de défaites. Malgré les années qui passent, il est assez surpris de sa tenue, «comme s'il avait su ce qu'on attendait de lui» (*en lisant une telle phrase, je me dis que nous sommes à l'initiale (sic) d'une curieuse philosophie : animiste et sportive.). Jusqu'au jour où sa nouvelle lingère, par ignorance, devant ce semblant de sous-vêtement (*«Mon paletot aussi devenait idéal») s'en débarrasse. Il avait oublié de l'avertir. Il colère jusqu'à plus soif (Il avoue avoir bu comme rarement dans sa vie) mais décide de passer outre le talisman perdu. A la rencontre suivante il est touché au genou. Nous sommes à l'orée de la saison, il en sera pour trois mois d'arrêt. Il y voit pourtant comme un signe, il renonce.

J'imagine que depuis l'indélicate de Vancouver raconte, elle, qu'il y a quelques années, un de ses employeurs, pourtant fort riche, avait fait toute une histoire pour un slip en lambeaux, dont nul n'aurait voulu comme chiffon. Un fou, dit-elle, on se demande parfois...


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Corrado Parecchini, quand, à quatre-vingt-trois ans, il eut à lire la première biographie qu'on lui consacrait, celle de Luis Carvalho (la seule d'ailleurs qu'il ait pu connaître avant de mourir huit mois plus tard. Depuis, deux autres détectives des lettres s'y sont mis : Luigi Donnati en 1994, Ermelino Sbringher en 1999), déclara dans un entretien à La Repubblica qu'il était étonné, désagréablement étonné, de (re)découvrir des détails de son existence, oubliés souvent par le fait même de leur insignifiance. Une chronologie serrée tournant parfois au journal (lui qui avait honni ce genre comme un «fruit sans saveur à la peau épaisse et à la chair cotonneuse») lui rappelait, par exemple, qu'en 1909 il avait séjourné à Zurich une semaine en avril (pour laquelle ironisait-il il manquait le point de vue météorologique) ; qu'en 1919 il avait eu un début février grippé ; qu'en 1926, durant un voyage en Angleterre il s'était passionné (?) pour les cathédrales de Peterborough, Salisbury, Winchester, Ely, Bury-Saint-Edmunds, Rochester, Durham, Exeter... ; que le bateau de ses amis Léa et Joakim Nylander sur lequel, en 1953, il remonta l'Adriatique, entre Ancône et Trieste, s'appelait Wynona Seaborg (information qui suppose d'avoir, disait encore Corrado Parecchini, ou passé en revue les registres maritimes, ou importuné les enfants de ses amis depuis longtemps disparus, Ann-Lise et Karl.). «Beaucoup d'énergie pour si peu», se désola-t-il.


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Je tiens cette anecdote de Vanina Vanbrecht. C'est Luc Vercauteren qui la lui a racontée. La mésaventure est arrivée à Jean-Michel Vercauteren, son père (il s'agit donc d'une histoire de troisième main. Ainsi commencent les rumeurs.).

Jean-Luc Vercauteren, en juin 1969, rencontre sur une digue au Portugal (l'Algarve ?) le peintre surréaliste Luis Moreno Saviano. Il l'admire (on se demande bien pourquoi.). Il voit dans cette rencontre au hasard un bonheur divin. Il aborde Moreno Saviano pour un autographe, ce qui n'est guère original. L'artiste non seulement ne renvoie pas l'importun mais lui propose mieux. Est-il riche ? Oui. Est-il prêt à payer ? Oui. La marée est basse ; ils descendent sur la plage. Morano Saviano a repéré l'appareil photo de Vercauteren. A-t-il un chéquier ? Oui. Contre un montant certain (que le fils lui-même ne connaîtra pas...) il dessine sur le sable son paraphe et se laisse prendre en photo auprès de son oeuvre éphémère, dont Vercauteren devient de facto unique propriétaire (encore que le terme convienne mal). Ils regardent ensuite, l'un ému, l'autre indifférent, la mer effacer toute trace de ce moment.

Enthousiaste, Vercauteren file à Lisbonne pour qu'un professionnel tire le cliché. Il veut que tout soit fait pour le lendemain. Il insiste. Il dort mal ; il a un pressentiment ; il ne dort pas si loin, dans un hôtel huppé. Il dort mal et les cris affolés de la rue ne le surprennent pas. C'est un pâté de maisons qui brûle. Celui du photographe.


 

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