usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Un jour, la confusion...

 

Il m'est arrivé l'an dernier d'avoir à passer dans l'enceinte d'une université alors que la gente estudiantine pratiquait la Contestation (oui, pratiquait, comme on le dit d'un sport). Et d'enceinte, il était bien question puisque les Rebelles avaient pris possession des lieux et barricadé toutes les entrées. Me retrouvant un temps dépourvu, je rencontrai un jeune homme qui avait fait près de quatre-vingts kilomètres pour régler, lui aussi, un problème administratif. Aussi avait-il, plus que moi, l'envie d'arriver à ses fins. C'est ainsi que nous nous encourageâmes à escalader un empilement de chaises et de poubelles et pour un instant au sommet de la barricade nous fûmes des Gavroches ridicules dans un petit matin en lutte. Heureusement, il n'y avait derrière nul fusil, nul service d'ordre musclé pour repousser les deux assaillants. On regrette toujours après coup de n'avoir pas à raconter un morceau de bravoure mais il faut être objectif. Néanmoins, le spectacle que j'allais pendant quelques secondes contempler valait le déplacement. Je tombais au bon moment du happening gauchiste tel que je n'en avais plus revu depuis mes années universitaires. Avec trois points que je n'oublierai pas.

Dans la grande cour intérieure, c'était branle-bas de combat. Une assemblée générale. Les si fameuses AG de l'affirmation d'adultes en devenir (encore que les dernières transformations socio-culturelles du siècle achevé et de celui qui suit inciteraient à penser que nous glissons lentement vers une post-adolescence sans fin assez contradictoire avec l'instauration d'une violence sociale généralisée. Grand écart aux coûts humains exorbitants à long terme, dont nous-mêmes, plus âgés, connaissons déjà le prix, tant nous habite une mélancolie diffuse, mais qui vaudra à nos cadets des effets bien plus lourds, je le crains.). Ne faisant que frôler la fourmilière pensante d'un avenir combatif et militant, j'entendis celui qui devait être un leader, vraisemblable petit trotskyste testant son aura en vase clos (pour vérifier si déjà dans l'œuf il y avait de quoi faire de lui une figure politique capable de faire carrière, plus tard, quand il serait, dirait-il, revenu aux principes de réalité, de faire carrière dans l'annexe institutionnalisée grand format qu'est le Parti socialiste (belle usine à recyclage des lendemains de la Révolution)). Et ce leader, croyez-le lecteur/lectrice, répondant à une sollicitation que je n'avais pas entendue, disait : «ouais, mais non, on peut très bien mettre bourgeois, ouais, bourgeois». Diantre, le mot vulgaire dans sa bouche, pas loin du crachat. Moi qui suis un petit-bourgeois tremblais qu'ils se retournassent devant l'intrus et qu'ils finissent par me lyncher, histoire de se faire la main. Mais, bientôt l'idée me parut saugrenue, quand je contemplai le parterre présent : le code vestimentaire mode, sans trop le faire, la posture étudiée de certaines étudiantes fumant leur cigarette, les rebelles à la mèche surveillée, les skate-boarders de l'arrière-banc. Quelque chose qui me faisait moins penser à une manifestation contestaire qu'à un grand rendez-vous post-bac, pour fêter la réussite à un examen qu'on donne à tout le monde. Sauf que nous n'étions pas en juin. Il faisait plus froid. Donc : bourgeois. Je ne suis pas resté pour savoir ce qu'il allait en faire, de ce vocable honni, de cette entité effroyable derrière laquelle ils devaient, comme un énoncé performatif, signifier l'acte qu'ils étaient, eux, pas bourgeois mais marginaux, en lutte, justes et convaincus. Il n'aurait pas été sans intérêt de leur dire que le bourgeois n'est pourtant plus ce qu'il était, que les temps changent et que les règles du néo-libéralisme se durcissent envers cette partie commune de la population qui inclut les bénéficiaires des époques d'expansion. Ceux-ci commencent aussi à payer le prix des lois du marché. Les écarts de revenus s'accroissent à une vitesse assez impressionnante et la prolétarisation des couches intermédiaires est une réalité qui devrait les faire réfléchir sur le monde dans lequel ils évoluent. Mais il n'est pas sûr que le conformisme moral vers lequel revient la jeunesse ne soit pas le signe masquant une aspiration plus grande encore que fut la nôtre à croire qu'ils finiront bien par se faire un chemin dans la jungle. En attendant, ils en restaient à des classifications soixante-huitardes. Il faut dire que le trotskysme universitaire n'a jamais brillé par sa réactualisation.

Deuxième étage de la fusée dialectique et révolutionnaire : un grand drap tendu sur lequel était inscrite une citation de Bertold Brecht, sur la liberté. Je n'ai plus souvenir de l'intitulé exact mais la référence suffit, comme une mise en abyme du petit cirque auquel j'assistais. Fallait-il voir dans cet appel à l'homme de la distanciation un clin d'œil au jeu dont ils se faisaient les acteurs ? Brecht. Dramaturge ennuyeux au possible, aux procédés si démonstratifs que l'on se demande comment on peut encore le jouer. Sorte d'éléphant dans un magasin de porcelaine, à l'esthétique militante contre laquelle on échangera trois lignes de Sophocle. Je suppose que ce sont ses faits d'arme politiques, entre autres son Arturo Ui poussif mais tellement efficace (dans le sens où il donne paradoxalement le droit au lecteur -et aux spectateurs- de s'absenter tant l'inquiétude en a été congédiée), qui lui valaient ces honneurs. Il fallait donc que j'en déduise l'urgence du combat, l'imminence insurrectionnelle. Ce grand drap blanc était en quelque sorte l'étendard de leur conscience, la manière effectivement très distanciée de signifier la profondeur de champ de la photographie qu'ils tiraient de la situation présente. Brecht. Exploités du monde, dans la transcendance temporelle, nous nous retrouvons. Nous avons nos hérauts. Brecht. Parce que Marx n'est pas assez littéraire (car l'enceinte était lettrée, j'avais oublié de le préciser) ? Ils auraient pu choisir, s'il leur fallait à tout prix un dramaturge, une citation de Michel Vinaver, d'Edward Bond ou de Lars Norén. Restons-en à Brecht.

Cela, c'était en quelque sorte la caution historique et culturelle. Mais ils sont aussi de leur temps, conscientisés par les misères du monde, fussent-elles passées au tamis du politiquement correct. Il y avait donc, à côté de la prose brechtienne, deux drapeaux palestiniens. À quoi servaient-ils, que signifiaient-ils ? Bien sûr, lecteur/lectrice, je ne vous cacherai pas mon étonnement (un peu feint, malgré tout. Ils sont tellement prévisibles) devant cette irruption moyen-orientale au milieu d'un débat de réforme universitaire très franco-français. Je m'expliquai alors mieux les barricades. Le pouvoir était dehors et eux, enfermés ici par la volonté d'être libres (je le reconnais, l'effet stylistique est un peu facile), demeuraient dans cet îlot, coupés du monde. Une sorte de bande de Gaza, peut-être. Les gauchistes ont toujours aimé les keffiés.

Je plaisante mais cela ne me fait pas rire. Les bourgeois et Brecht, c'est du risible. Le drapeau palestinien, c'est consternant (et je reste très en deçà...). C'est pratiquer l'amalgame, le réductionnisme politique jusqu'au point de non-retour. Oui, disons-le : de la connerie brute. C'est, dans un élan de pur (!) sentimentalisme, assimiler sa lutte de petit(e) étudiant(e) nanti(e) à celle d'une population au territoire incertain (évidemment, je peux le dire puisque en se plaçant à l'échelle du monde, ces penseurs magnifiques m'autorisent à toutes les comparaisons, à tous les rapprochements honteux. Je joue le jeu.). Et si je prends alors à la lettre le signifié de leur rapprochement, je dois alors les considérer en fonction de la situation à laquelle ils se réfèrent, et ce n'est plus consternant mais proprement abject. La solidarité, quand elle est déplacée dans son affirmation, est moins un acte de compassion qu'un retournement sans dialectique, nombriliste et pour le coup le fruit d'un esprit petit-bourgeois tel que Flaubert en a recueilli les perles dans son Dictionnaire des idées reçues. Je plains le Palestinien qui souffre des conditions qui lui sont faites là-bas, d'avoir ainsi le soutien de gens qui le mettent à toutes les sauces. Mes conditions d'inscription à la fac, c'est comme les tracas administratifs du Palestinien qui travaille en Israël : il faut une certaine dose de cynisme pour oser poser une telle équation. Je suppose que dans la masse qui était là, beaucoup ne pensaient pas cela mais personne n'avait eu la décence de demander qu'on les décrochât, ces drapeaux, et qu'on les gardât pour des moments plus appropriés.

D'ailleurs, ceux qui les avaient accrochés (entendons : les quelques-uns qui en avaient vraiment pris l'initiative), quel était leur dessein, sinon celui, rance, et mille fois réactivé, d'un antisémitisme, sous couvert d'un antisionisme de circonstances, et dont il faut dire qu'il n'est pas, loin s'en faut, l'apanage des fascistes de service ? Qu'on ne s'étonne pas que nombre de recrues d'extrême-droite aient fait leurs classes à l'autre bord de l'échiquier politique. Je les ai vus faire jadis. Ils n'ont pas changé. Ils ressortent les mêmes antiennes, trempant parfois leur encre jusqu'au puits du Protocole des sages de Sion. La Palestine est leur leitmotiv. Peu importe les entités qu'on y associe. Non qu'ils se sentent si proches de ceux qui y vivent, non qu'ils en connaissent l'histoire (et pour l'avoir déjà expérimenté, on reste pour le coup abasourdi devant leur cécité quant à l'épisode du septembre noir de 1970, quant aux conditions faites dans certains pays arabes aux travailleurs palestiniens) mais la haine du Juif est telle qu'ils en font l'alpha et l'omega de leur prétendue pensée et qu'ils la mettent en scène dès que l'occasion se présente. Et c'en était une, visiblement.

Devant ce mélange des genres, je pense à Jarry et à son décervelage ubuesque.


 

Les commentaires sont fermés.