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Trois jours en promenade avec Flaubert (I)

 

 

En 1847, pour essayer de combattre la maladie nerveuse qui l'atteint, Gustave Flaubert entreprend, avec son ami, le trop méconnu Maxime Ducamp, un voyage en Bretagne. Un an de préparation, pas moins, pour aborder la contrée armoricaine. L'écrivain laisse un témoignage de cette aventure dans un ouvrage délicieux, Par les champs et par les grèves, dans lequel, au-delà de l'évocation curieuse d'un monde disparu et pour tant si présent (on ne dira jamais assez la puissance des noms, ce que savait Proust...), le lecteur distingue déjà très nettement ce qui fait la force du verbe flaubertien.

Dans le premier extrait qui suit, se déploie le cynisme généralisé par lequel Flaubert agace parfois, parce qu'il ne nous permet pas de choisir une position satisfaisante, parce que lui-même ne détermine pas avec certitude son choix : il semble répertorier la bêtise (déjà !), incluant la sienne, sans que l'on sache quelles sont les limites du jeu. Tout se construit dans un mouvement de balancier et chacun prend des coups. Il n'y a pas de parti pris mais tout le monde est pris à parti. La campagne bretonne est pitoyable, peut-être, mais elle n'a pas à rougir de l'outrecuidance parisienne. Ville ou campagne : la grossièreté est la même.

 

 

 

"Quoique ne parlant pas le français et décorant leurs intérieurs de cette façon, on vit donc là tout de même, on y dort, on y boit, on y fait l'amour et on y meurt tout comme chez nous ; ce sont aussi des humains que ces êtres-là. Mais comme ils s'occupent peu du Salon ! et même de l'Exposition de l'industrie ; comme ils s'embarrassent médiocrement de l'Opéra qui va rouvrir et du Rocher de Cancale qui est fermé ; comme ils ne causent pas de ce dont on cause : le Jockey-Club, les courses de Chantilly, les dettes de Dumas, les cuirs de M. de Rambuteau, le nez d'Hyacinthe, etc.

C'est une chose dont on ne peut se défendre que cet étonnement imbécile qui vous prend à considérer les gens vivant où nous ne vivons point et passant leur temps à d'autres affaires que les nôtres. Vous rappelez-vous souvent, en traversant un village le matin, quand le jour se levait, avoir aperçu quelque bourgeois ouvrant ses auvents ou balayant le devant de sa port, et qui s'arrêtait bouche béante à vous regarder passer ? À peine s'il a pu distinguer votre visage ni vous le sien, et dans cet éclair pourtant tous les deux, au même instant, vous vous êtes ébahis dans un immense étonnement ; il se disait en vous regardant fuir : "Où va-t-il donc celui-là et pourquoi voyage-t-il ?", et vous qui couriez : "Qu'est-ce qu'il fait là ? disiez-vous, est-ce qu'il y reste toujours"

Il faut assez de réflexion et de force d'esprit pour saisir nettement que tout le monde n'habite pas la même ville, ne se chausse pas chez votre bottier, ne s'habille pas chez votre tailleur, dîne à d'autres heures que vous, et n'ait pas vos idées ; mais je ne comprends point encore comment on existe lorsqu'on est notaire, comment il se peut que l'on soit employé dans un bureau, comment on se lève avant dix heures et on se couche avant minuit, et je me demande sérieusement s'il est possible qu'il y ait des êtres sur la terre s'occupant à autre chose qu'à aligner des phrases et à chercher des adjectifs."

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