Tu ne sais pas quels ont été les premiers mots que tu as dits à ton père. Ce n'était pas des mots, d'ailleurs, mais un baragouin où tu exerçais ta bouche, ta langue, ta voix, ton cœur et tes viscères. Tu ne sais pas quand tu lui as dit papa pour la première fois, et lui-même, peut-être, ne s'en souvenait pas : il n'en a jamais rien dit. Ce sont des instants morts et enterrés. Pourrait-il en être autrement, quand, plus tard, adulte, et conscient, tu n'as pas su retenir ce qui allait être ses derniers mots. Je n'ai pas compris. Je n'ai peut-être pas écouté. Je m'aperçois seulement que c'est ma bouche qui mange ma réalité en la parlant. Pas compris, ou pas voulu comprendre. Il faut parfois rejeter l'idée même du souvenir, de la fonctionnalité de la mémoire, pour conjurer le sort, pourtant scellé, de celui qui va mourir.
Vous taire l'un et l'autre allait de mise. Vous n'avez pas changé les mots, banals, de la vie, et c'est essentiel, puisque les derniers mots ne peuvent, être, s'ils sont ainsi figés, sacrés et lapidaires, que des reliques et qu'il vaut mieux, te dis-tu, qu'il ne reste rien, absolument rien, sinon ce qui fut vivant, maladroit, incertain, humain, entre vos premiers et derniers mots, ensemble, et à toi seul, désormais.