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Le saut dans la vie

La mort de Ben Gazzara, hier, éveille les souvenirs d'un temps encore magique du cinéma (comme une queue de comète), celui des films de John Cassavetes. Ce dernier est parti depuis longtemps. Peter Falk, il y a peu. Maintenant Ben Gazzara. Reste Gena Rowlands.


 

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Entre Husbands, tourné en 1970, et Opening Night, sorti en 1978, des chefs d'œuvre : Une femme sous influence et Meurtre d'un bookmaker chinois. À chaque fois un saut dans la vie : la caméra de Cassavetes colle à la peau de ceux qui veulent en venir aux mains avec l'existence. Non pas avec les autres, vus alors comme des ennemis, mais avec la vie même. L'amitié qui unissait ces trois acteurs n'est pas une vaine apparence et le jeu qu'ils déploient dans Husbands se trouble d'une magie mélancolique à laquelle Cassavetes, en tant que réalisateur, a essayé de donner une forme qui ne soit pas la mièvrerie des plans bien coupés, bien sentis, bien propres.

Sur le fond, et si on en revient à Ben Gazzara, c'est sur cet univers que se fixe la mémoire et non à cet autre, tout aussi affolant, de Marco Ferreri dans Conte de la folie ordinaire : trop net, trop visible. Ce n'est pas à cette image que s'associe l'œil interrogateur et inquiet de Gazzara, mais aux mouvements incertains  (pourtant précis) et fiévreux de la caméra de Cassavetes. Cinéma d'un autre temps qui ne cherchait pas l'outrance intellectuelle mais les oscillations sans pathos des démêlés que nous avons tous avec l'existence. Cinéma qui ne se voulait pas de ce réalisme famélique trouvant sa légitimité dans l'exactitude des décors, la reconstitution parfaite d'une ambiance, rien de tout cela parce que la présence de la caméra, que l'on sent, que l'on verrait presque, est le moyen le plus simple de rendre au monde son épaisseur. Il suffit de suivre l'aventure de Gazzara, en assassin de circonstance, dans Meurtre d'un bookmaker chinois, pour comprendre combien il y a de physicité dans ce cinéma-là. Et le combat intérieur que mène le personnage surgit moins des paroles que de la vitalité obsédante de la caméra. Telle est la profondeur magistrale à laquelle sont liés et le visage de cet acteur et l'objectif du cinéaste, profondeur que, pour un sujet un peu semblable, Wim Wenders ne saura atteindre en réalisant L'Ami américain (1). Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres...

La disparition de Ben Gazzara attriste par la distance qu'elle nous oblige à parcourir pour retrouver un cinéma qui nous manque. Cela n'a rien à voir avec la nostalgie : c'est une question plus profonde, autour d'une disparition. Celle de ces réalisateurs dont la vie ne vous intéressait, que vous ne connaîtriez jamais (et vous ne cherchiez pas à les connaître), vivant dans l'ombre, mais dont la langue, le phrasé et le discours cinématographiques en faisaient pour vous des personnes bien plus précieuses que le flot continu dans lequel baigne votre moi social... 


 

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(1)Laissons de côté le cas du scribouillard Almodovar dont la seule scène qui eût pu  troubler dans Tout sur ma mère est une copie ratée d'une scène, elle tragique, d'Opening night (et j'en ai rencontré quelques-uns -quelques-unes surtout,  qui en parlaient avec émotion, sans savoir que l'Espagnol révélait là qu'il n'était que clinquant et toc)

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