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Nature morte

En voyant les chiens, ils avaient sauté dans un taillis et lui avait senti sa cheville gauche se fracasser contre une pierre, mais il s'était retenu de crier. Le ciel était pur bleu, mais le fond de mars faisait encore frissonner la fin de matinée. Des plaques de neige, ça et là, subsistaient : il sentit immédiatement l'humidité dans son dos au sol. Ils étaient à peine cachés ; la végétation n'était pas en avance.

Il fallait attendre, considérer qu'ils étaient peut-être là, dans les maisons du hameau, à manger et se reposer, ou dans un moment de désœuvrement, qui réactiverait leurs goûts violents. D'où ils étaient, l'entrée des quatre bâtisses était invisible. Le soleil glissait. Sa cheville avait enflé. Il la frottait de temps à autre. Ils ne bougeaient ni ne parlaient. Il ne se passait rien et Michel lui murmura enfin que sans doute ils étaient déjà repartis. Ils pouvaient toujours réapparaître à la nuit tombante, mais c'était improbable. Ces milices avaient l'habitude de filer sans cesse en avant, à corps perdu. Elles revenaient rarement sur leurs pas. Alors, quand le jour déclina, ils se décidèrent. Sa cheville tenait le choc. Ils descendirent doucement le chemin. Il était inutile de se faire discrets. À découvert désormais, les autres les auraient eus en ligne de mire.

Il pensa comme rarement à sa mort, quand ils arrivèrent à la hauteur des chiens, qu'ils avaient abattus à l'arme automatique. Mais cela ne leur avait pas suffi, de les faire taire. Le berger et le corniaud avaient été égorgés ; le sang avait séché.

Ils arrivèrent au pignon de la bâtisse la plus proche, s'arrêtèrent quelques instants pour humer l'air silencieux et trois mètres de plus pour voir sur le pas de la porte le corps criblé d'un homme qui avait voulu, sans doute, se défendre, mais ils ne virent pas d'arme. Ils avaient dû la récupérer. Avant de l'enjamber, Michel prit des clichés en rafale. Ils parcoururent les pièces et ne trouvèrent personne. Des chaises avaient été renversées. On devinait quelques traces de lutte. L'ameublement était pauvre et les miliciens n'avaient pas dû s'attarder. Les placards n'étaient pas ouverts et le si peu qu'ils purent y trouver laissait supposer que la nourriture n'était pas le motif de leur descente. C'était les habitants du hameau qui les intéressaient et tous avaient été emmenés.

Il revint dans la cour et sans rien dire gagna la deuxième maison. La porte était entrouverte. Il la poussa et le grincement attendu s'éternisa, lui semblait-il dans son souvenir. S'engageant dans le couloir, il remarqua à sa droite dans ce qui faisait office de cuisine une grande table de bois massif et rude et il resta interdit devant un étrange spectacle. Deux assiettes étaient posées, en face à face, pleine d'une soupe un peu épaisse où nageaient de gros morceaux de pommes de terre ; les cuillères étaient posées contre le rebord, à angle droit ; deux verres à demi remplis d'eau, une tranche de pain, pour chacun des convives, près de la fourchette ; et les chaises étaient glissées, ne laissant voir que le dossier.

Il sentit Michel dans son dos, comme lui silencieux. Il prit son appareil et bombarda cette singulière nature morte. Comment pouvait-il là imaginer une telle rectitude dans une demeure dont les occupants avaient été victime d'une descente sinistre ? Tel qu'était disposé le repas de ces deux êtres, il fallait supposer que l'arrivée des miliciens avait été compris pour ce qu'elle était certainement : un arrêt de mort, et plutôt que de s'enfuir, de résister, même en vain, ils avaient choisi que les barbares n'entacheraient  pas le dernier moment l'un face à l'autre. Alors ils avaient fini leur cuillerée, s'étaient levés, avaient rangé leur chaise et gagné la porte d'entrée, sans illusion sur leur destin funeste.

En noir et blanc, cela donnait une photo de genre, d'un intérêt très relatif, mais qu'il avait punaisé au-dessus de son bureau, et qu'il retrouvait à chaque retour de ses quêtes à travers le monde. Il avait vu bien des horreurs et des détresses, senti des douleurs muettes, béni des morts, accompagné des à peine vivants, mais jamais comme dans le jour fatigué de cette demeure il n'avait autant été imprégné d'une gloire humaine qui le dépassait. Il n'y voyait ni résignation ni héroïsme : c'était un besoin de préserver son monde, jusqu'au bout, d'une manière qui lui aurait paru, a priori, dérisoire. Sans doute n'avaient-ils rien prémédité... Ils s'étaient regardé dans les yeux, entendant les cris dehors, les coups de feu qui abattaient les chiens.

Selon les saisons, il se perdait différemment dans la contemplation de la photo. En plein hiver, quand le plateau de Langres se figeait de neige, ou même aux premières heures du printemps, il avait l'impression, en regardant par la fenêtre, d'avoir accompli la distance le ramenant à ce hameau perdu ; au cœur de l'été, c'était l'inverse : un sentiment d'irréalité qui mettait cette fois le cliché à distance, comme une œuvre composée pour la circonstance : une étude pour une nature morte... Jamais il ne pensa à la décrocher.

Avec Michel, il n'avait jamais reparlé de ce dernier repas sauvé de l'agitation horrible du dehors. On retrouva le lendemain, dans une clairière, à quelques kilomètres, l'ensemble du hameau atrocement mutilé. Michel mourut au Libéria quatre ans plus tard. Il attendit près de cinq ans pour expliquer à Émanuèle la raison, au fond très banale et peut-être pure affabulation de sa part, de son attachement ; et plus encore pour lui avouer ce dont il n'était pas très fier : d'avoir ouvert armoires et tiroirs, sans succès, pour trouver une photographie de ces deux commensaux disparus, d'avoir, d'une certaine manière, bafoué ce qui leur était sacré, de n'avoir pas été plus digne, se disait-il parfois, que les hommes armés aux visages eux aussi inconnus...

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