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Apologie du Proche et du Retour

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Fontaine des Tortues (détail), Piazza Mattei, Rome

Une mienne connaissance s'étonnait un jour de mon attachement à Rome, du besoin que j'ai désormais d'y retourner une fois l'an (ou à peu près). Je dois la connaître, cette ville, me disait-elle, à moins que tu n'y aies des attaches familiales. Absolument pas. Dès lors, pourquoi une telle constance, un besoin quasi viscéral de revenir.

La réponse la plus immédiate concernerait la ville elle-même, ce qu'elle abrite, ce qu'elle raconte, les traces que j'y (re)trouve, son caractère de concrétion qui dérange parfois certains. Mais il me semble un peu facile d'invoquer l'inscription de Rome dans l'Histoire : ce n'est paradoxalement qu'une réalité se surajoutant à un problème de fond plus indispensable à la vie elle-même. Il suffirait alors de se transporter à Venise ou à Florence pour éprouver ce bonheur similaire, et ce n'est pas loin s'en faut le cas. S'interroger sur la matière n'est peut-être pas toucher à la rigueur de ce frisson qui gagne l'échine du voyageur se sentant enfin chez lui. Encore n'est-ce qu'une formule, car il serait prétentieux d'affirmer que je connais Rome. Telle est l'une des raisons majeures de la quête, jusque dans les quartiers paisibles de San Lorenzo ou de Garbatella, jusque dans ces heures entières assis en terrasse ou au Campidoglio (tout un après-midi à voir des cortèges de mariage et l'élégance avec parfois trois fois rien des Italiennes...), à ne rien faire que regarder, à perdre du temps que les émissaires du tourisme agité diraient si précieux.

Car jamais comme là-bas je ne m'engage autant à perdre, à dilapider les matins ou les fins de journée, et ce n'est pas le soleil, la chaleur parfois écrasante qui en sont la cause, mais un sentiment bien plus tendu en moi, que l'infini de la Ville est à ce point sensible : une gargouille vue pour la première fois sur un bâtiment piazza del Quirinale, Santa Maria della Pace enfin ouverte, une école repeinte aux couleurs de la Roma, une cour intérieure entrevue, comme un patio espagnol, rien qui ne soit décisif mais me remplit, passant pourtant attentif, de cette inépuisable promenade dans le temps, dans la vie, en moi-même.

C'est à Rome que j'ai compris la vanité d'une prise à bras le corps du monde. Quinze, vingt fois revenir au Campo de' Fiori, quel dommage, quand la planète est si grande, les espaces si vastes et les peuples si nombreux ! À cela il n'y a rien à répondre, sinon que justement cette conscience soudain aiguë que l'acharnement contemporain à comprimer les distances nous a fait croire que nous pourrions, dans les bornes de notre existence, en toucher les limites, être une sorte de globe-trotter impénitent pour soirées photos épatantes, est un leurre. Et c'est dans la verticalité d'une Histoire qui prend racines dans l'Antiquité et se poursuit jusque dans les traces grotesques du fascisme à l'UER, verticalité si magistrale que ce qu'il me reste à vivre (trente ans disons) me donne l'impression d'être ainsi devant un mur incommensurable dont je déchiffrerais les inscriptions les plus faciles, guère plus, cette verticalité où se rejoignent, au-delà des architectures, des peintures, des sculptures, toute une civilisation, c'est face à elle que j'ai compris combien l'horizontalité du voyage perpétuel qu'on nous vend désormais comme le comble du bonheur est une escroquerie. Aller du nord au sud, aller d'est en ouest, et pouvoir parler du Japon, de l'Argentine ou de la Malaisie, au gré de ses séjours top chrono, tout cela est certes passionnant dans le jeu social de la mobilité (qui n'est pas qu'un leitmotiv de la contrainte économique : c'est le jeu du déracinement) mais ne mène pas loin.

Dès lors, le retour régulier à Rome outrepasse l'endroit lui-même. Pour d'autres ce sera le Cotentin, la Lozère, l'outback australien, Tokyo ou Casablanca, la ville où nous vivons sans jamais vouloir la quitter, peu importe. Nous allons simplement y creuser notre propre source.

Nous ne pouvons pas être de n'importe où. Cela ne signifie nullement que nous devions nous enterrer dans l'assignation sociale et économique de nos existences. Nous ne sommes pas à résidence. En revanche, je suis convaincu que nous n'aspirons pas à cette frénésie sociale de ce que j'appellerais le voyage résiduel, celui qui s'ajoute à la liste des destinations que nous avons faites, sans qu'elles nous aient façonnés justement. Nous ne pouvons nous engager avec une égale force dans ces parenthèses souvent oiseuses que sont devenues les aventures contemporaines (et qui n'ont d'aventures que le nom). Il ne s'agit pas d'évaluer ce que chacun en a retenu mais plus modestement de se demander si nous y avons vécu. Tous les lieux n'ont pas pour l'un ou l'autre la même exigence, ni la même résonance. Peut-être y en a-t-il qui chercheront toujours l'endroit qu'ils voudraient faire leur, sans jamais y parvenir. Heureux celui qui a touché cette rive, et a la chance autant qu'il lui est possible, de la revoir, d'en observer les changements, les variations, et de sentir en soi les changements et les variations qui lui sont propres... 

                                             Photo : Thierry Jamard

 

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