Un deuxième extrait des Enfants humiliés
"La guerre n'a pas seulement anéanti notre victoire, elle nous efface avec elle. Il n'y a plus ni victoire, ni victorieux, ce dernier coup du sort nous restitue à l'Avant-Guerre. Pour trouver une place à nous dans l'histoire contemporaine, il serait aussi vain d'en appeler aux morts de 1914 qu'à ceux de 1870, les morts sont les morts, leur république est indépendante, et le seul lien qui nous rattachait à ceux que nous avons connus vivants vient de se rompre. Notre victoire n'était pas une victoire, et nous n'avons jamais été des vainqueurs. Nous ne le proclamons pas dans un accès d'humilité ou d'amertume, et même nous ne le proclamons pas du tout, nous n'avons plus rien à faire avec les proclamations. Nous demandons simplement que, destitués des qualités de vainqueurs, l'Arrière ne nous exploite pas, à ses fins, comme tels. Ce scrupule est d'ailleurs parfaitement désintéressé. Au point où nous en sommes, le ridicule ne nous fait plus peur, bien que -soyons justes- nous n'ayons jamais eu réellement peur de lui. Lorsqu'on pense à la singulière destinée de l'œuf pondu à Rethondes, dans un wagon, comme un bébé d'émigrant, à ce qu'est devenu le poussin éclos la corde au cou, les fers aux pattes, sous les yeux du maréchal Foch, il est clair que si la nouvelle Allemagne ne couvre pas de ses bombes le monde entier, ainsi qu'elle s'en flatte, elle aura au moins réussi à nous couvrir de ridicule, nous, ses vieilles connaissances de l'armée d'occupation. Encore un coup, faute de mieux, nous prenons parti de ce malentendu. Mais nous désirons dans l'intérêt de la paix future que l'Arrière veuille nous laisser hors du débat. Nous ne souhaitons pas que la jeunesse française mesure les grands devoirs qui l'attendent, le dernier coup de canon tiré, à l'échelle de notre victoire et de ses vainqueurs."