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Se souvenir, Bernanos (I)

Bernanos écrit Les Enfants humiliés, une sorte de journal politique, en 1938, alors que commence son exil brésilien qui ne s'achèvera qu'en 1945. Il pressent la catastrophe et son esprit aigu regarde vers l'arrière, vers ce qu'il a partagé au front. Il ne magnifie rien. Il explique sans grandiloquence ce que beaucoup aimeraient alors taire, et ont continué à taire jusqu'à aujourd'hui, quant à ce que furent la guerre de 14 et ses conséquences.

 

"La Victoire ne nous aimait pas. Nous ne nous étions d'ailleurs jamais flattés d'être vainqueurs, au sens qu'une femme donne à ce mot. Avec tout son cocasse attirail  de machinerie, jamais guerre ne fut plus manuelle que la nôtre, faite à la main, une guerre de contremaîtres et d'ouvriers, un travail consciencieux. D'honnêtes ouvriers, voilà ce que nous fûmes, non des artistes ni des poètes, et notre docilité à la vie, à la mort, l'espèce de résignation si douce dont nous avons soigneusement gardé le secret, moins par pudeur que par impuissance à l'exprimer sans ridicule, aurait plutôt, si j'ose dire, débouché dans la sainteté. Mais notre sainteté aussi était naturelle, sans inspiration et sans art, nous n'aurions pas plus osé désirer la vraie sainteté que la fille du colonel. Ce que nous gardions d'orgueil n'avait pas résisté longtemps à une certaine expérience commune et vulgaire de l'angoisse dont ne sauraient se faire aucune idée les Grands Citoyens de l'arrière. Nous étions humbles, et la raison en est facile à saisir car chacun sait qu'il n'y a guère plus de cinq ou six Grands Citoyens par génération au lieu que, nous fussions-nous crus des héros, ce titre popularisé par la presse universelle n'en gardait pas moins pour nous un sens à peine distinct de celui de Combattant. Nous étions des saints de basse qualité, une race de saints très inférieure, mais si nous ne manifestions aucune des vertus sublimes de l'espèce, nous nous trouvions déjà beaucoup trop loin -bien qu'à notre insu- dans la voie du renoncement. Le pas décisif était fait. À l'âge où nous combattions, n'importe quel homme bien né sent parfois le besoin de jouer sa vie sur sa chance, ne serait-ce qu'au volant d'une voiture. Mais on ne saurait lui demander de répéter ce geste indéfiniment, on ne fait pas l'amour vingt fois par jour. Il est clair que la plupart d'entre nous n'ont jamais été des phénomènes et qu'au front comme ailleurs, nous n'avons guère plus souvent jeté les cartes qu'un garçon normalement doué. Nous allions rarement au risque, c'était le risque qui venait à nous. Par la répétition quotidienne, notre sacrifice avait pris peu à peu le caractère d'un rite qu'il nous arrivait d'accomplir avec distraction comparable, ainsi qu'un prêtre mondain dit sa messe en vingt minutes, bien qu'aussi longtemps qu'il ait gardé la foi un tel acte reste le point central et comme le pivot d'une journée occupés à d'autres soins frivoles. Nous n'acceptions pas de mourir, nous n'offrions pas ce saint sacrifice sous le tir de barrage, mais au contraire à telle ou telle minute de grâce, de répit, lorsque nous reprenions obscurément conscience d'une certaine solidarité fraternelle, qui nous faisait membre d'un même corps souffrant, participants aux mérites de l'église universelle, de l'église universelle des combattants, vivants ou morts."

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