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Aiguillage

On ne connaît pas nos limites, d’accord. Surtout pas nos moments de bascule. Dans la vie tournée vers l’extérieur, c’est plus facile, plus net. On franchit des portiques, des zones de transit ; on passe sous des détecteurs et des alarmes ; il y a un marquage au sol, point à ne pas dépasser. Pointillés, coupures, fractures, rideaux tirés et fermetures automatiques. Codage, encodage, décodage. De l’intérieur de soi, on ne peut qu’ignorer ce genre d’opérations. J’ai fermé les yeux parce que le paysage, au plus près, insaisissable par la vitesse, au loin pénétrant mon visage, et comme une cicatrice inscrite, appel de mon erreur, m’angoissait. Je me souviens avoir cherché alors des exemples de bévues monumentales, pour me dédouaner. La grand-mère maternelle sucrant le rôti, un dimanche. Le commandant de bord se trompant d’aéroport, à Londres, je crois. Gatwick pour Heathrow, ou l'inverse. Ces hommes qui roulent deux kilomètres avant de se rendre compte que leur épouse n'est plus à l’arrière. Je ne sais si c’était dans cet ordre. Bientôt ma vigilance s’est rompue. J’ouvre un œil. Presque en face de moi, un garçon d’une vingtaine d’années, walkman aux oreilles, me dévisage, les bras croisés. Son sac de toile me ramène brusquement à mes affaires. Je jette un regard sur la valise en haut ; je serre les jambes pour sentir la mallette. J’ai dormi.

Il n’y a plus de nuages.

Le walkman du voisin est à fort volume. Je perçois les basses et les percussions. Il veut devenir sourd. À l’impassibilité de son visage, ses yeux qui ne cessent de me fixer, je déduis l’éloignement, voire le mépris que je suscite. Une tête de cadre abîmé par sa semaine de travail. Sa musique est un rempart supplémentaire qui ferait que toute intervention de ma part serait une humble requête, non une offre de discussion, même futile. Quand nous nous disputons, Carole finit souvent par se replier sur la musique, écoute au casque, visage face à la chaîne.

Je ne sais pas ce qui pourrait lui sembler une provocation, si je lui parlais.

Dou-doum, dou-doum. Voitures qui vont ou plus vite, ou moins vite. Jamais nous ne faisons une portion de trajet de conserve. Il me semble qu’une lutte soit implicitement engagée, gratuite, vaine, autour d’un objectif mal précisé. Parfois, des passagers, des enfants, nous font des signes de la main. On ne sait s’il faut comprendre « bonjour », « au revoir ». Je les aperçois le plus souvent alors qu’ils sont déjà en mouvement. La route s’approche, comme une asymptote. Les visages se détaillent et maintenant que je suis bien réveillé, j’y prête plus d’attention qu’à mon compagnon de voyage. Chacune des vitres qui nous protège s’efface, se suspend ! Je ne suis plus dans le paysage mais dans un œil inconnu, dont je n’arriverai jamais à interpréter les nuances et les oscillations. Des virus agités. Pupilles.

Puis, brusquement, la route décroche, s’en va ailleurs et les voitures n’offrent plus que leurs feux arrière (d’abord les freins , puis leurs feux de position). Plaque minéralogique, à peine lisible. Un chiffre, une lettre, le département, plus deviné qu’autre chose. Jamais la totalité. Le paysage reprend ses droits, jusqu’à la prochaine rencontre.

Nouvel arrêt, en rase campagne, pour une raison que tout le monde ignore, sans engager à plus de commentaires dans le wagon. Le train repart, sans jamais reprendre une vitesse importante. Il y a de plus en plus d’habitations. Il décélère à nouveau.

J’en profite pour vérifier, avec discrétion, si on ne m’a rien volé pendant que je dormais. Je prends prétexte de mon billet à ranger pour l’inspection de mon portefeuille. Je saisis aussi la mallette, la pose sur mes genoux ; Avant de l’ouvrir, j’examine ceux qui se lèvent déjà pour descendre. Ils sont insignifiants. Un seul était attendu. Le reste s’est engouffré au plus vite dans le bâtiment défraîchi.

Je fais jouer la double fermeture. La mallette s’entrouve.

Deux dossiers, plutôt légers. Affaire Ebrard ; affaire NRMS, juste pour vérification, pour me donner une prestance, aussi. Mon agenda téléphonique en haut, à gauche. C’est une lecture comme une autre, aussi attrayante qu’un rapport de management.

Je le prends selon l’ordre alphabétique. Cela n’arrive jamais. Habituellement, mon usage est ciblé ; de cet univers à numérotation, je ne considère qu’une rue, qu’une maison. Chacun a sa ligne. Et dans le temps même où je recherche un correspondant, j’ignore les autres. Il n’est pas envisageable alors de les connaître. Celui que j’attends n’a pas de figure mais un matricule. En ressaisissant les êtres dans la continuité initiale, je m’aperçois que le temps a passé. Depuis combien d’années n’ai-je pas actualisé cette liste ? Des noms que je n’ai pas revus, dix ans ici, huit ans là. Plus ou moins, je ne sais pas vraiment. L’adresse a dû changer ; des noms que je déteste maintenant ; des noms qui ne me disent rien (sans doute le copain du copain d’un copain, à contacter pour une affaire sans suite) ; des noms avec qui j’ai discuté politique et dont les options ont évolué, pour employer un euphémisme ; des noms que j’ai déshabillés (alors souvent des initiales) ; des rapprochements qui tout à coup me font sourire, quand un attaché parlementaire précède la confrérie du pâté de tête ; quand, à quelques lignes de distance, je réunis un ami, docteur en théologie et un second, encarté LO. Il y a toute une histoire, là, dont la clé est ma petite personne. Je feuillette encore, découvre un nom de plus. Je l’avais lu mais maintenant une anecdote m’y attache plus longuement. Je continue. Lui est mort ; elle vit à Bruxelles, eux deux se sont mariés. C’est l’autre (j’ai aussi son numéro) qui me l’a dit. Beaucoup de noms. Une généalogie de mes mouvements et, pour majeure partie, des affaires classées, privées et professionnelles. Je suis au centre de tout cela. Pourtant je ne m’y retrouve pas. D’ailleurs, si je perdais cet agenda, sur lequel je n’ai inscrit ni mon nom, ni mon adresse, combien d’appels devrait donner son nouveau propriétaire pour parvenir, après recoupements, à m’identifier ?

Il faudra qu’un jour je fasse le tri. Je prendrai un format plus petit. J’aurai un stylo prévu à cet effet (marque standard) et une écriture en capitales. Pour ne plus avoir sous les yeux des couleurs multiples, formes disparates, épaisseurs variables, qui donnent à ces pages une allure de brouillon.

Je ne vais pas plus loin, referme l’agenda, la mallette, la replace entre mes jambes.

L’autre appuie sur la touche STOP et sans que je lui aie rien demandé m’annonce, avec un léger sourire, que le terminus est proche. C’est possible. Je m’en doutais. Nous sommes dans une agglomération. Je pense aux phrases pour Carole, à ce que je vais pouvoir lui raconter. Mon cerveau gribouille, comme celui d’Isaac, au début de Manhattan. Surtout ne pas manquer l’attaque. Rappeler l’épisode des croissants pour justifier que je me suis trompé de train. « Tu te souviens, Carole. Au début tu ne m’as pas cru. Tu as ri parce qu’il y avait Marianne et Xavier. Mais, plus tard, quand nous étions seuls, tu me disais que c’était inimaginable. Tu en as même parlé à ton médecin. On a des absences. Si tu crois que je m’amuse. Saint-Malo, en avril, je pouvais trouver mieux. » La bonne foi est une chose difficile à faire passer. Le bruit du freinage me prévient que tout commence à cette minute. Jusqu’à présent, le train était une sorte de protection, un lieu où j’étais figé, avec raison, pris dans un mouvement qui me dédouanait. Je suis allé au bout, j’ai tiré sur la corde au maximum. Le train s’arrête. Pas encore :quelques soubresauts. Une dernière glissade dans les aigus. Immobilisation pour m’expulser de mon quant-à-soi.

 

 

 

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