Comme dit Leroy, Serge Leroy, l'ancien de la BNP, on a ses pudeurs. Et puis on ne sait pas toujours poser les questions au naturel.
Il a fallu cinq mois pour qu'Édouard, de sa part : étonnement qu'il ait attendu si longtemps, vu le bagout, lui demande une explication, sur les casseroles.
Je me souviens de la réouverture du Remorqueur, et de la tête qu'on devait avoir. C'était un peu la cerise sur le gâteau de notre désarroi, puisqu'on ne connaissait pas le nouveau propriétaire, sinon qu'il s'appelait Janssen (que Pluche, un tantinet dur de la feuille, appelait au début Ginseng, tout en trouvant qu'il n'avait pas un air très asiatique). Il venait de racheter l'établissement, par hasard, semblait-il, quand les Potter, les anciens propriétaires, s'étaient tués en voiture du côté de Gijon, sans héritiers, sans ascendants, sinon, pour autant qu'il n'y avait pas là bobards en série, une tante angoumoisine (ou limousine ?), qui se débarrassa de l'affaire pour récupérer une belle somme.
Janssen était colossal, courtois et secret, avec un accent à peine marqué. En voyant les nouveautés de la carte, welsch, potjevleesch et carbonade, on misa sur une origine flamande ; en terrasse, on faisait des allusions à Anvers ou à Bruges, mais lui ne commentait pas, ne s'immisçant pas dans les conversations, jusqu'au jour où Michaud et Lefèvre discutaient du prestige respectif de la Ronde et de la Doyenne, et qu'il trancha net pour la seconde, révélant au passage, indice qui fut pris pour une levée de secret défense, qu'il était de Bastogne ; et nous de comprendre alors pourquoi il accompagnait ses cafés de petits gâteaux au sucre candi.
Pour tout le monde, il avait la quarantaine bien tassée et célibataire : il devait être le seul cafetier wallon de Bretagne. L'affaire tournait bien ; il avait vite réussi à créer une ambiance ; le soir, nous étions passés du duo 1664-Carlsberg à un éventail plus savoureux de trappistes parfois très fortes. Il tamisait les lumières ; le vent soufflait dehors ; la mer brevetait ses vagues contre la digue ; il apprit à Édouard qu'on appelait ce genre d'endroit estaminet, là-haut.
On se demandait d'où il avait tiré tous les ustensiles qu'il accrochait. Les Pottier en avaient-ils une réserve à la cave ? Traînait-il dans les vide-grenier ou les marchés aux puces ? Il n'y avait pas de style particulier, comme le font les collectionneurs. Régulièrement, un nouvel exemplaire faisait son apparition, un autre était retiré.
Alors, un matin, Édouard est passé tôt ; la salle était vide. Il a demandé un allongé, s'est mis au comptoir, face à Janssen (c'est du moins ainsi qu'il la raconte, en faisant des pauses : on dirait Pierre Bellemare).
-Dites, ces casseroles, tout le monde se demande, parce que c'est original mais j'en connais qui ont peur qu'un jour une leur fracasse le crâne...
Janssen n'a pas répondu tout de suite. Il s'est offert un expresso bien serré (toujours selon Édouard). il l'a bu, toujours en silence, et l'autre s'est trouvé un peu bête.
-Il vaut mieux prendre ses casseroles que de les traîner, non ? Un autre café ? Cadeau de la maison.
Une fois que les deux tasses ont été remplies, il s'est mis bien en face d'Édouard, les deux mains sur le comptoir.
-J'ai beaucoup voyagé. J'étais cuistot. Voyagé partout, et comme je ne pouvais pas rentrer très souvent. Parfois, deux ou trois ans sans revenir, j'envoyais des casseroles à ma mère. Elle n'a jamais quitté Bastogne. Et quand je lui téléphonais, elle me disait toujours : aujourd'hui, j'ai cuisiné avec la casserole de Malaga, ou d'Athènes, ou de Marrakech. J'avais pas mal la bougeotte et dans sa cuisine elle avait toute une armoire avec des casseroles, une étiquette pour chacune, qu'elle enlevait avant de s'en servir et qu'elle remettait avant de la ranger. Et un jour ma mère est morte. J'étais loin, assez loin. Trop loin, de toute manière. Je suis revenu à Bastogne. J'ai ouvert la fameuse armoire et j'ai décidé que la vadrouille, c'était fini. Je me suis mis à chercher où me poser, et où accrocher toutes ces casseroles. Vous voyez, la petite là-bas, fond blanc avec des dessins fleuris, elle vient d'un petit magasin de Plymouth. C'est la première que j'ai envoyée. Et la moyenne, celle à côté de la grosse en cuivre, la dernière, pendant une saison à Cortina d'Ampezzo.
Le soir même, Édouard nous convoquait chez lui pour un apéritif impromptu. La petite dizaine que nous étions resta bouche bée devant la révélation. Jaffrin trouva l'idée un peu morbide, pour ne pas dire scabreuse, ce à quoi Leroy, celui de la BNP, lui balança qu'il ne trouvait rien à redire sur la collection de Renault et ses pots de chambre émaillés.
-Un truc où tombent de la merde et de la pisse, tu t'extasies. Je ne t'ai jamais entendu dire qu'il était cintré, le Jean-Paul.
Besnier fit remarquer que cela ne lui serait jamais venu à l'esprit et Jaffrin, comme pour une revanche déguisée, lui fit remarquer que pour avoir cette idée il aurait déjà fallu qu'il voyage.
J'ai calmé le jeu et on s'est demandé ce qu'avait pu être sa vie de saisonnier international et si c'était lui ou elle qui avait eu cette idée bizarre. Édouard a conclu que sous ses allures de pitbull Janssen devait cacher une histoire bien plus secrète que ses voyages, dont il ne voulait pas se séparer. Alors on a décidé de ne jamais en parler qu'entre nous. Même à nos femmes on n'a rien dit. Et on tique toujours un peu quand des touristes entrent, lèvent les yeux vers le plafond et s'étonnent en disant que c'est original, ou drôle, ou tout ce qu'on veut. Il n'y en a qu'un qui nous ait plu. Un gars qui parlait peu, avec un appareil photo. Il était avec des copains, tous les soirs, depuis trois ou quatre jours. Il a juste demandé à Janssen s'il pouvait faire une photo.
-Pour l'impression. Pour l'ensemble.
Et Janssen a dit oui, avant d'ajouter qu'il aimerait en avoir un exemplaire. Un assez grand format qu'il a accroché à côté de la glace, derrière le comptoir.
Photo : Pierre-Damien Boudier