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Le goût de l'aléatoire

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Franz Kline, Painting Number 2, 1954, MoMA 

 

Vous étiez à Lisbonne et vous y avez croisé votre voisine ; dans les rues d'Ax-les-Thermes, c'était une relation professionnelle ; à Rome, la sympathique serveuse de votre bar préféré, et dernièrement, à Lavenham, vous avez eu la surprise de croiser votre coiffeur.

À chaque fois, le même étonnement amusé et les mêmes échanges convenus sur le hasard. Faire autant de kilomètres pour se retrouver (presque) chez soi. C'est à ne pas y croire et pourtant rien de plus vrai, rien de plus réel. 

Mais voilà qu'un jour, un esprit sérieux, fondant sa loi sur les probabilités et sans doute quelques honteux logarithmes, vient doucher votre béatitude en vous expliquant que ces hasards non seulement sont fréquents mais qu'il est statistiquement logique qu'ils se produisent plutôt que l'inverse. En clair : prenez l'avion pour Bamako, Brisbane ou Bangkok et vous y retrouverez à coup sûr une compagnie du coin de la rue. Bien sûr, vous n'y croyez pas. Vous faites la sourde oreille, jusqu'à cette occasion où, dans une assemblée d'une quinzaine de personnes, vous menez votre enquête et là, la rigueur mathématique vous enlève votre petit sourire ironique, puisque chacun (ou presque) a loisir de raconter la même histoire, de cette rencontre improbable, à N'djamena, à Valdagno, à Clovely, à Edimbourgh, à la pointe de la Torche, etc, etc, etc.

Ainsi va le monde quantifié, statistifié, probabilisé. Il nous ramène à autant de lignes déjà écrites, de trajectoires déjà tracées. Ce n'est pas seulement que tout soit parcouru : il faut que le mystère de l'existence se plie à la raideur des évaluations. Du point de vue de la logique, la science a raison, terriblement raison, et nous, qui croyons encore aux aventures, même les plus minuscules, sommes de grands enfants un peu grotesques. Nous retrouvons Paul ou Jacques (perdus de vue depuis au moins cinq ans) devant un tableau au MoMA et ces retrouvailles impromptues sont aussi riches de souvenir que le Franz Kline dont nous admirions les gestes rageurs. Mais ce n'était rien que l'énième vérification d'une loi qui règle notre existence. 

Sur ce plan, la science est sèche et obscène. Elle ne me dit rien sur la beauté et l'intensité des sentiments. Elle est froide, quand nos illusions et notre naïveté cherchent à nourrir la banalité de la vie d'un semblant de mystère. J'ai envie de croire à l'imprévu de ces trajectoires, parce que ce sont les œuvres de cet imprévu qui, entre autres, m'offre des souvenirs, me permet de broder sur la vie et me nourrit. Je n'ai pas et je n'aurai jamais la saveur des chiffres. Sans doute est-ce un tort, dans un monde qui rationalise le plus possible ? Mais je sais que la prochaine rencontre en un lieu incertain, à une heure improbable, dans l'élan même qu'elle engendrera, m'offrira étonnement et plaisir, balaiera sans coup férir la formule fatale qui est censée tout expliquer...

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