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  • Se souvenir, à Bologne

     

     

    Tu es un voyageur sur la place de la gare de Bologne et tu t'étonnes. Il est près de quinze heures et tu remarques que l'horloge marque dix heures vingt-cinq. Tu penses à un défaut du mécanisme, t'étonnes que nul n'y est encore remédié et penses à la nonchalance italienne. Tu ne faisais que passer. Tu reviens deux jours plus tard, pour vérifier un horaire, et constates que les autorités compétentes n'ont encore rien fait. Le jour de ton départ, rien n'a changé.

    Tu pourras, voyageur, venir ainsi chaque jour sur la place de la gare de Bologne et l'horloge s'en tiendra à cette même heure qui, pour toi, alors, ne signifie rien. C'est la minute précise à laquelle une bombe, placée dans la salle d'attente, a ravagé les bâtiments, faisant 85 morts et plus de 200 blessés, le 2 août 1980.

    Il y a toujours un je ne sais quoi de dérisoire, ou d'insuffisant, dans les gestes commémoratifs. Il n'est pas question de les sous-estimer, moins encore d'écrire qu'ils n'ont aucune valeur. C'est une des manières qu'a une collectivité d'attacher du sens à ce qui l'a grandie ou à ce qui l'a déchirée (avec toutes les nuances qu'il peut y avoir entre les deux). Les autorités bolonaises, outre une plaque, ont décidé que cette heure sombre serait à jamais marquée sur les murs de la ville.

    Et tu te demandes ce que cela signifie : une tentative, parmi d'autres, contre l'oubli, la peur que cet oubli ne vienne, le besoin de signaler la brèche qu'aurait ouverte, dans l'histoire de Bologne la rouge, cet attentat qu'on attribua un temps aux activistes d'extrême-gauche avant de découvrir qu'il était l'œuvre de l'extrême-droite, l'indice qu'à ce moment précis des gens sont morts, comme si l'on figeait pour toujours l'heure du décès et que l'on faisait de cette horloge une sorte de certificat (par métonymie) de toutes ces disparitions. Il y a sans doute d'autres raisons.

    Mais toi qui ne fais que passer, et qui sais désormais pourquoi ce cadran n'aura jamais ni avance ni retard, qu'il est une trace d'un moment autre, d'une autre nature, comme une effraction temporelle dans la continuité inéluctable des jours, tu es désorienté par cette pause devant ce monument prosaïque et secret de la souffrance, désorienté du silence qui te traverse et ne peut durer, malgré tout, parce qu'autour de toi on s'agite, on se presse, on se bouscule, on balance une dernière cigarette, on s'embrasse, et tu entres à ton tour dans la gare où le brouhaha est fort. C'est une heure de pointe. Tu entends une voix qui annonce binario treil treno per Firenze, et tu vois les horaires s'afficher, défiler, et une autre horloge, en état de marche, exacte, actuelle (dans l'actualité du moment que tu vis), comme un signe de la vraie vie, comme un négation imparable de cette autre, à l'heure déjà morte, morte elle-même d'être arrêtée sur une déflagration dont tu es persuadé qu'un jour personne ne se souviendra plus, plus vraiment. Il y a du monde. Tu regardes ta montre puis l'horloge du présent. Vous êtes synchrones. Et tu penses tout à coup à ce geste, l'œil qui fixe le cadran et la trotteuse, dans la similitude avec celui, possible ?, probable ?, du meurtrier. L'horloge, dehors, et non seulement elle, mais la vie minutée de la gare, la vie tout court te semblent arrêtées et l'immobilité mécanique sonne comme un hommage à l'engrenage violent qui a trouvé sa fin dans sa permanente signature...

  • Le Pape (plutôt que les hedge funds)

     

    Benoit XVI Pape voiture papamobile vatican

     

    Un Allemand, qui compte paraît-il garder l'anonymat, vient de porter plainte contre le Saint Père, arguant que celui-ci, pendant son séjour dans son pays natal, s'est déplacé en papamobile sans mettre sa ceinture. Il est passible d'une amende de 2400 euros.

    Cette anecdote est ridicule au regard des catastrophes et des angoisses dont le monde est parcouru. Et tel est justement l'intérêt paradoxal d'un événement aussi absurde. La volonté judiciaire de ce zélé défenseur du code de la route ne peut se comprendre si l'on ne le remet pas dans la perspective d'un emballement démocratique qui laisse la porte ouverte à toutes les manifestations, y compris les plus saugrenues, d'une revendication moraliste. La question religieuse (quoique...) et le souci d'être connu ne sont même pas des raisons suffisantes.

    En fait, ce quidam trouve dans le recours au droit un signe existentiel et le choix de son objet n'a pas qu'une valeur symbolique. Le détail, la faute priment, dans une pure tradition rigoriste qui voudrait nous faire croire que la loi doit être bonne pour tous, jusque dans ses moindres applications. Il y a dans notre homme une rigidité quasi pathologique, le besoin d'une rigueur infrangible à même d'ouvrir sur un monde de pur contrôle, comme on en trouve un dans le terrifiant Brazil de Terry Gilliam. Notre homme va bien au-delà d'une soumission à un ordre coercitif, à une logique discrimante dont il ne serait qu'un maillon (à la manière des régimes totalitaires). Il n'a pas besoin qu'on lui dise quoi faire. Il se saisit de son droit et son droit n'a pas d'autre fondement que son existence intrinsèque. Sur ce plan, nul doute qu'il ait raison, raison positive d'une démarche procédurière, et usant de celle-ci, il ruine sa propre valeur comme individu capable de discernement. Et l'on imagine la jouissance qu'il trouve à son acte : celle, infantile, du gamin qui, de son balcon, lance une grossièreté au passant ou ou celle, mesquine, du rapace qui vient de trouver le moyen de gruger à la machine à café. Petite victoire, esprit médiocre...

    En s'attaquant au Pape pour un motif aussi futile (mais il est vrai que le Pape est désormais une cible de choix), il nous donnerait l'espoir de le voir se pencher sur les actes autrement plus délictueux des financiers nous menant vers l'abîme. Peu probable, cependant. Pour deux raisons : il est trop idiot, sans quoi il serait abstenu de ce ridicule routier ; il n'en a pas les moyens, car, et c'est là le plus grave, le droit semble aujourd'hui pour les petits citoyens que nous sommes se réduire à une occupation sans conséquences pour l'essentiel, cet essentiel qui nous détruit et nous appauvrit à la vitesse grand V...