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  • Temps glacé

    Repensant ces derniers jours à la si improbable et magnifique rencontre entre Leo Castelli et Jasper Johns, je me suis replongé dans certaines œuvres et notamment celles composées autour du drapeau national américain dont un exemple est accroché sur les murs du MoMA.


    Flag, 1954-1955

     

    Forme assez simple d'une prise de distance et détournement, par la dégradation de la netteté chromatique, d'une symbolique nationale au profit d'une réflexion sur l'ordre de l'histoire. Le respect strict de l'ordonnancement (1) est abîmé par la peinture, par l'ordre de la représentation. Mais ce n'est au fond qu'une confrontation entre deux orientations de ce concept. D'un côté, il y a le symbolique patriotique ; de l'autre cette même symbolique indexée par la matière picturale à la mesure du temps.  Le drapeau de Johns est en quelque sorte usé, lavé. L'artiste le reproduit dans la durée et la mythologie est comme passée. Faut-il encore y croire ? Les étoiles ont des branches qui ne sont pas toutes égales, et les lignes blanches semblent marquées par la saleté: une saleté collante, presque des traces de boue. La surface, dans l'original lisse et nette, est subvertie, sans même le recours de la dérision, et à peine d'ironie. Le choix de Johns n'est pas une posture contestataire, une agit-prop de gauchiste en rébellion devant l'État, mais un témoignage, soit : une trace et une rétrospection.

    Sur un certain plan, c'est assez simple, voire simpliste. On cherche en le contemplant un parfum du passé, les traces d'un univers que l'on n'a pas connu, et c'est sans doute ce qui manque à ce tableau de Johns : son caractère d'évidence en amoindrit la portée. Cela devient un monument, dans le pire sens du terme, comme quelque chose que l'on visite (ici on regarde) avec un indéniable détachement. On a envie de dire à l'artiste : j'ai compris et il ne valait pas la peine de mettre autant d'acharnement à la banalité. Peut-être faut-il y voir la lassitude qu'inspire désormais l'anti-américanisme (primaire, secondaire, etc.), parce qu'une partie de ceux qui l'ont promu, et le promeuve encore, ne méritent pas plus de respect que le déchaînement amerloque, économique, culturel et militaire sur le monde. Les anciens staliniens, les trotskos, les mao-spontex, les compagnons du vietcong, les célébrants de la révolution iranienne, les  exaltés du jihad pourraient aussi passer au tribunal de l'Histoire et ils n'en sortiraient pas blanchis. Alors on s'arrête devant ce tableau avec un air légèrement compassé...


    Et l'on se dit que celui ci-dessous a une autre envergure, un autre avenir, une présence qui nous affecte dans une ampleur bien plus radicale. L'effacement du Stars and Stripes est énigmatique. 


    White Flag, 1955
     
    Faut-il y voir une disparition du pays, le désir qu'une  catastrophe soudaine fasse des États-Unis d'Amérique un no man's land terrifiant ? Faut-il imaginer la glaciation post-atomique et voir surgir, dans le souvenir d'un premier tableau peint, le reste pas même pulvérisé : comme vitrifié, d'un moment qui ne suspend plus rien ? Johns a barbouillé le sol, dirait-on, et le blanc n'est plus la boue mais la poussière morbide (avec le souvenir du sens italien de la morbidezza) d'un devenir absent. Le tableau n'est plus un étendard, l'oriflamme ardent d'une pensée politique impéraliste, à la verticale, mais un champ de ruines, un dust bowl sans lendemain, et le tableau se contemple comme une trace au sol, à l'horizontale. Cette œuvre de Johns peint (est-ce de la peinture ? plutôt de la bouillie, de la suie blanche (si l'on ose cette image)) un temps d'après, la banquise d'une radiation humaine. Le peintre ne cherche ni le marmoréen, ni le monumental, mais le vernis glacé, et glaçant. On est désarmé : c'est un nettoyage à sec de la pensée. Seules les lignes sont encore visibles, comme les traces énigmatiques de Nazca vues d'avion : les frontières du passé, le dénombrement de l'Histoire et puis plus rien. Plus rien pour personne. Dans ce tableau, le mystère est là : plus rien pour personne...

    Ceux qui aiment attaquer l'art moderne (pas contemporain) diront que Johns ne s'est pas fatigué. Du blanc (pas même uniforme) sur un drapeau, pas de quoi fouetter un chat... D'un point de vue technique, l'argument est imparable. Mais l'essentiel est ailleurs : dans le sortilège qui nous fait penser qu'en allant plus loin dans l'effacement d'un emblème politique, le peintre ouvre son propos et que devant ce tableau de la guerre froide, même cinquante plus tard, nous nous mettons à penser que, Américain(e) ou pas, il est notre miroir impossible à contempler, parce que trop vrai, trop réel, trop sensible, actuel, encore et toujours.


    (1)Apparence qui pourrait d'ailleurs surprendre le contemporain mais qui s'éclaire par l'époque où Johns peint la bannière étoilée : l'Alaska et Hawaï  ne sont pas encore "étoilés".

     
  • Guerres

     

    http://www.clg-vauban.ac-aix-marseille.fr/spip/IMG/jpg/affiche-2.jpg

     Lorsque James Montgomery Flagg en 1917 crée cette affiche pour inciter le citoyen américain, il invoque le patriotisme, le sens du sacrifice et la posture comminatoire de l'oncle Sam est déjà un signe de ce qui attend celui qui répondra à l'appel. Il y a, même masqué, même diverti par les techniques déjà efficaces de la propagande, un avant-goût churchillien de ce qu'est la guerre : de la sueur, du sang et des larmes...

    Le recruteur, la patrie dans sa forme allégorique, joue sur la conscience de l'appelé (qui n'est pas évidemment l'élu...) et l'on ne pourra ensuite prétendre qu'on ne savait pas à quoi s'en tenir. Dans sa rudesse et sa simplicité, cette affiche offre une sorte d'honnêteté. Sans doute parce que nous sommes en temps de guerre, d'une guerre réelle, de tranchées, dans laquelle l'ennemi est visible, sensible. Le soir, parfois, sur la colline de Vimy, les adversaires se parlent, s'entendent. Ils sont, comme on ne le sera guère ensuite que dans les combats urbains des guerres dites civiles, dans le proche et le lointain. L'oncle Sam et son regard terrible, formidable (pour faire un anglicisme) préfigure l'œil de l'opposant. J'en appelle à toi, dit-il en substance, et sans détour, parce que ce à quoi tu  seras confronté sera aussi terrible et sans détour.

    Qu'il s'agisse d'une technique d'embrigadement est secondaire : on le sait et cela ne sert pas à grand chose de le répéter. Ce qui compte tient au fait que la réalité, même invisible (et pour cause, vu l'époque), imprègne le message. L'urgence, la brutalité de l'adresse, ce you magnifié en même temps qu'on lui promet un avenir de boucherie... On ne joue pas...

     

     

     


     

    Cela commence déjà à la manière d'un jeu vidéo, dans la logique d'une focalisation interne. Une course dans les broussailles, caméra sur l'épaule, pour qu'on y soit, pour qu'on le sente, ce terrain, cette terreur, ce besoin de l'arme, cette frénésie de la lutte. On est dedans, comme on dit qu'on est dans la merde, alors que ce n'est pas exactement vrai : juste une image, une hyperbole. C'est peut-être un jeu vidéo qui prend appui sur  la réalité, un hommage aux analyses de Baudrillard sur le monde actuel. Devant l'hostilité de la nature et du sol, l'avancée haletante de l'humanité qui cherche, comme son ancêtre néanderthalien, à vaincre sa peur et les ténèbres  l'homme s'amuse aux simulacres. Et dans les premières secondes où il le regarde, ce jeu, le spectateur se dit qu'il est bien fait, plus que réaliste, mieux que la réalité. Ce mieux que la réalité est une des caractéristiques de l'époque contemporaine. L'élan vers une virtualité de substitution est un saut dans le vide (au sens de la vacuité) par quoi les individus, jeunes essentiellement, se trouvent une autre/seconde vie.

    Mais cette avancée est celle d'un militaire, d'un vrai militaire, pas un de ceux qui se pavanent dans les ministères, dans les commandements généraux. Le militaire vrai, viril et déterminé à ne pas s'en laisser compter, qui retrouve ses compagnons dans la clairière. C'est une histoire de solidarité, face à l'ennemi invisible. Pourtant, il a un visage jeune, plutôt inoffensif, notre héros en rangers et treillis. Pas la tête d'un baroudeur, barbouze aux traits marqués par des missions difficiles sur des terrains hostiles, à l'étranger. Nous ne sommes pas à Falouja ou à Bagdad, plutôt dans le bocage normand et notre héros juvénile a un air propre sur lui. Il ne s'agit pas de faire peur mais d'évoquer la normalité des gens qui composent l'armée.

    Ce n'est pas un appel, c'est une pub ; pas un cri mais une proposition. Plus encore qu'une proposition : une quasi thérapie... Devenez-vous même. Cet énoncé n'est pas une invite à se découvrir mais une déclaration intempestive posant l'armée comme réalisation de soi. L'institution gomme en partie sa nature coercitive (car sans abnégation et effacement de l'orgueil individuel, le collectif est en danger. L'armée est un corps et le refus d'un de ses membres d'obéir est un cancer potentiel) pour se transformer en un centre d'épanouissement, une quasi confrérie mystique. Cela suppose que dans la partition du civil et du militaire, le premier soit pauvre, prévisible, sans avenir, le second aventurier, inattendu, plein de promesses (ce qui n'est pas rien en temps de crise). Le militaire est un recours salvateur : c'est la vie, la vraie (un peu comme chez Auchan)... Et  l'on se met à rêver (enfin...) à ce Devenez-vous même sous les drapeaux. S'agit-il d'être un homme responsable dans un monde jugé par certains trop laxiste ? d'être enfin un homme, dans un monde qui s'est féminisé ? d'être un être autrement libre, dans un monde qui nous en vend pourtant à la pelle ? La grande muette nous laisse l'embarras du choix.

    Mais dans ces conditions, il a fallu gommer le danger (en faire un jeu), la mort (pas un coup de feu), la raideur (le petit côté scout plutôt que para), et finir sur une image fixe, une sorte de jaquette pour jeu vidéo et une adresse internet, un .com dans l'air du temps. C'est d'ailleurs ce dernier point qui fait sourire, cet air dérisoire d'une armée club de rencontres. On imagine un meetic en uniforme et masculin. On sourit en effet. Pourtant il n'y a rien de drôle. La guerre est loin, vendue comme une virtualité à peine possible.  Votre employeur ne veut que votre bien. Pas de risque, rien que du bonheur. Ce qui importe : votre personne, votre personnalité, votre accomplissement. On joue...



    L'affiche de Flagg était directe. À l'heure de la médiatisation de tous les discours, de la moulinette communicationnelle, elle est impensable. Il faut que tout soit poli, détourné, mis en scène, dans les limites d'un politiquement correct dans laquelle l'opinion publique se complaît jusqu'à la bêtise. Parce que c'est aussi pour elle que l'armée passe par ces clips grotesques. L'opinion publique occidentale veut être protégée, n'aime pas la guerre, et moins encore les morts dans son camp. Elle s'émeut dun moindre mort en Afghanistan ou ailleurs, parce qu'elle a oublié que la mort est inéluctable et qu'elle est le quotidien fracassant de bien des populations. Mais elle ne veut pas voir, ni savoir. Alors, désormais, on brode, on psychologise à outrances et la guerre n'est plus qu'un élément de plus soumis à la stupidité des discours policés, ceux des temps de paix, comme si la paix pouvait être un état perpétuel...


  • Wagner, magique

     

    Tout est beau, certes, dans Wagner, même les longueurs. Mais, justement, lorsque celles-ci disparaissent et qu'il ajoute à son sens mélodique la rareté de l'effet, une quasi frustration affleure, telle que nous nous repassons cette minute de pure magie, infiniment, avec, paradoxe ultime, le sentiment que ce moment nous aurait été moins cher de s'être galvaudé dans la répétition. Cela se passe entre les 7e et 8e minutes. En plus Klemperer est à la baguette...

  • Chronotopique

     

     

    Elle était allée au grand parc avec sa sœur aînée et ramena dans son sac de toile le camaïeu jauni de l'automne qu'elle déversa sur la petite table du salon. Elle apprit de sa mère le nom de tous ces soleils séchés et racornis. Elle avait peur de ne pas s'en souvenir. Elle prit des pages blanches et pour chaque espèce en dessina les contours. 

    Elle resta un temps pensive, et posa sa main gauche sur la dernière immaculée. Le crayon fila sur le papier.

    Elle trouva sa mère à la cuisine, lui montra ses dessins, jusqu'au dernier, avant de lui demander si elle aussi finirait en feuille morte. Sarah n'eut pas le temps de lui offrir autre chose qu'un sourire désarmé : elle avait déjà tourné talons, la laissant dans le trouble de ses mains à elle posée sur son ventre, enceinte qu'elle était de deux mois.

     

  • Cuir de Russie

     

    Descendre la rue Oberkampf pour rendre visite à mon barbier, dont la boutique de style 1900 a si belle réputation… Le temps est clément… Je pousse la porte et mon hôte montre un évident étonnement devant cette réapparition. J’avais déserté les lieux depuis plus d’un mois. Echange d’un bonjour en baissant la tête mais on ne s’attarde pas puisque je me dispose à ce qu’on me retire ma veste. Leroy acquiesce et pendant qu’il accroche le vêtement à un cintre, je reprends mes habitudes. Depuis huit ans, je m’installe dans le siège en cuir de Russie le plus éloigné de la vitrine et qui bénéficie d’une sorte d’appui-tête amovible. J’éprouve, au contact souple de la main avec la matière, un contentement presque enfantin, mélange de sécurité et d’attente enfin comblée.

    Mon barbier, par un coup de manette délicat, fait basculer sensiblement mon corps, et c’est comme si je me confiais à un elfe capable de me transporter loin, très loin. Mon regard abandonne alors la glace dans laquelle j’ai pu vérifier la perfection de ma mise pour embrasser l’angle droit formé par la rencontre du mur vitré et du plafond. Je ne dis pas un mot ; c’est l’usage ; j’entends Simon Leroy ouvrir le placard à serviettes, en déplier une avec un claquement feutré. Puis elle glisse un frisson entre le col et la peau. Fermer les yeux. Il passe la pulpe de ses pouces sur le bas de mon visage pour estimer la dureté du poil et la durée nécessaire pour que la mousse fasse son effet. L’opération commence avec le blaireau agité dans un bol noir. La première application touche la partie droite du visage, le long de l’oreille ; la joue est travaillée par des mouvements circulaires qui semblent emprunter leur grâce à l’art du massage. Viennent, après que l’instrument a replongé dans le bol, le menton, l’espace de la moustache (ce qui demande la complicité d’un léger pincement de lèvres). Il tourne autour de moi, s’attaque avec la même méthode à l’autre côté. Quelques secondes de silence complet pendant lesquelles il vérifie son travail. C’est alors le bruit du bol rincé et le roulement du chariot qu’il utilise pour faciliter sa tâche. Ensuite la lame du rasoir (manche de bois précieux) s’affûte en un bruit mat sur la bande de cuir. A la hauteur de la tempe droite, Simon pose un pouce et un index, et fait s’incliner ma tête. La lame part de la base de la patte, très courte, pour flirter dans un mouvement précis et sans heurt avec l’oreille et achever son chemin à l’endroit où le maxillaire inférieur rejoint le crâne. Il passe un ongle sur la peau fraîche, lentement, pour vérification. Jamais il n’a besoin d’un deuxième passage. Il reste seulement dans mon esprit un bruit lointain de fermeture éclair qui aurait exposé mon visage à un courant d’air froid. Sans rien modifier de ma pose, il adoucit la joue un peu creusée par une double imposition de la lame aussi vive qu’une faux. Maintenant, écouter la base de l’instrument multiplier son tintement contre un récipient en métal argenté, qui recueille la mousse étoilée de poils. L’opération se poursuit par quelques reprises sur la pommette, comme les hachures d’un dessin au crayon. Pour l’arête de la mâchoire, Simon œuvre d’un maître coup longitudinal stoppant net à l’angle droit de la commissure des lèvres (mais se constellant en moi de mille effervescences, parties des cervicales jusqu’au globe oculaire). La moustache est affaire de quelques caresses du bout de la lame. Encore un léger tintement. Le chariot passe derrière moi. Il appuie à peine sur mes tempes pour modifier la position de ma tête et lui donner une inflexion inverse. Ce qui rend possible la reproduction des mêmes gestes –oui, les mêmes- tient en une qualité rare : Simon Leroy est parfait ambidextre. Ainsi rend-il à la joue gauche un hommage tout aussi méthodique et délicat, grâce auquel la moindre perle de sang est pur fantasme. Le menton par sa rondeur est un écueil qui demande un réel savoir-faire. Il se place de face et découpe l’aire en trois zones : une, centrale, qu’il parcourt par un geste de haut en bas ; deux, disposées de part et d’autre, qu’il balaie transversalement en prenant soin de tirer, avec le majeur, la lèvre, comme il faut faire quand on veut gommer sans la froisser une feuille.

    Reste la gorge. Mon barbier reprend la bande de cuir pour aiguiser sa lame. Il pose son instrument sur le chariot (léger bruit). D’une pression modulée des majeurs, il redresse mon crâne, le rejette vers l’arrière pour que la gorge soit imparablement exposée à la lumière. La peau se tend. Je rouvre les yeux. Dans mon champ de vision, à l’envers au-dessus de moi, apparaît le visage impassible de Simon, ressemblant à Peter Kürten ou à Céline (sur une photo, à vingt ans), avec son iris bleu, clair et métallisé. Bientôt, entre ce visage dont je sens le souffle lointain mourir sur mon front, et ma contemplation, se glissent lentement la main et sa lame, qui s’immobilise à hauteur de la pomme d’Adam. J’éprouve la pression de l’instrument en aspirant plus fort et en avalant ma salive. Mes doigts s’écartent d’instinct sur les accoudoirs. La main gauche de Simon monte, très ample, avant de plonger sur mes yeux pour les recouvrir. Le souffle se rapproche de mon oreille droite pour qu’on me murmure : Individu de sexe masculin, trente-cinq ans environ, de type européen, présentant une blessure mortelle d’un centimètre deux de profondeur, résultant de l’action d’un objet tranchant (cutter ou rasoir), sur une longueur de onze centimètres quatre, partant, selon une trajectoire incurvée, du milieu de la gorge jusqu’au-dessous du lobe de l’oreille droite. Deux rais de lumière passent entre ses doigts. Dans la jalousie de sa main, je revisite notre histoire d’amour passée, les six ans de passion et de déchirements, avant que je n’aille voir définitivement ailleurs, et ne l’abandonne à son chagrin. Dans les pires instants, il m’avait menacé, je le sais. Je me suis enfui. Un mois de congé maladie. Mais il fallait revenir. Voilà pour mon absence… Et ce matin, j’ai décidé que rien ne changerait dans mes habitudes. Je suis entré avec une appréhension que je crois avoir assez justement masquée. Maintenant, je n’en suis plus très sûr. Il a sans doute des intentions. Nous n’avons pas échangé un mot, comme naguère. La lame appuie… A ce moment, j’entends la porte qui s’ouvre et la voix d’un homme qui se permet un bonjour discret. Simon retire sa main et je ne quitte pas l’œil de celui qui peut me tuer, à qui j’offre l’occasion de combler ses désirs, de trancher dans le vif le traître lien. Un geste pour que le sang jaillisse. Il ne tremble pas. Et c’est de cette fermeté même que naît en moi une jouissance inconnue. S’il m’épargne, je reviendrai. Chaque jour s’ajoutant rendra certes plus improbable le meurtre, mais aussi plus outrageant le défi du bel amant se livrant sans arme ni remords. Commence peut-être la lutte indécise et piquante du désir de l’un et la tentation de l’autre. La lame presse un peu plus ma gorge, puis se relâche pour remonter jusqu’au menton. C’est le corps suffocant qui jubile du dernier mètre en apnée avant d’atteindre la surface. Le mouvement tension-dépression se renouvelle plusieurs fois (avec le tintement contre le récipient de métal argenté). Je l’observe suivre le rasoir. Il jette des regards furtifs sur le client qui attend. Le travail se conclut par de petits coups secs. J’aurais aimé qu’il dure. Je voudrais que chaque matin, pendant que ma gorge retient son souffle, il y ait cet homme qui arrive, à peine plus sensible que le silence lui-même, pour parer le dernier geste. Encore un homme entre nous. Mon visage porte des traces de mousse ; avec une serviette qu’il a auparavant mise contre un radiateur dans le débarras, Simon efface les signes épars de son passage sur mon corps. Il applique une lotion hydratante sans alcool, sachant où concentrer la vigueur de ses pouces. Il va ensuite chercher dans un tiroir fermé à clef mon parfum pour deux vaporisations symétriques. Il relève le siège et je me retrouve face à la glace. Il est derrière moi, la main gauche posée sur le dossier. Silence… Je m’abstiendrai de sourire. C’est inutile et dangereux. Parce que Simon pourrait alors vouloir me tuer sauvagement, sans raffinement, comme dans le plus trivial fait divers. Pire : me refuser son service et me priver ainsi de ce frisson nouveau qui augmentera chaque matin le prix de la vie et, surtout, l’élan vers de nouvelles amours dont Simon, méduse de ma beauté, sera le serviteur. Je suis l’impassibilité qui prend son temps –celui du bonheur- avant de se lever, de remettre sa veste, de sentir ses doigts effleurer le haut du dos, avec un ajustement conclu par l’index droit pointé contre la colonne vertébrale. Je jette un œil sur l’homme qui attend. Il est beau, un peu jeune mais je lui souris pour faire bonne mesure. Je sors. Le ciel est plus clément encore…

  • 10 secondes (et plus, peut-être...)

     

    Silence atmosphérique. Les mains ouvertes.

    Les planches disjointes. Passage de l'ancolie.

    Le jour accroché à la haie. Nervure du sommeil.

    Un peu de rouille. Paraphe des lointains.

    L'âme au cordeau. Fagoter les sarments.

    Les sous-ensembles flous. Cérémonie de l'existence.

    Assonances des pluies. Danse sacrale.

    Jardins gelés. L'irisé de la malice.

    Aberrants palimpsestes. La trame des à-peu-près

    Le gris des abrasions. Un panier d'embellies.

  • Proust, les effluves de la peinture

     

    Le narrateur, encore enfant, dans la cuisine de Françoise, est venu apprendre le menu. Quelques lignes de pure beauté où se mêlent les évocations d'une banalité impressionniste (c'est l'asperge de Manet) et celles d'une profondeur religieuse et giottesque incarnée par une simple servante ; où se tiennent en vis-à-vis la malice sensuelle des fées et la grâce d'une Vertu du XIIIe ; où la saveur onctueuse et sacrificielle d'un poulet en offrande familiale rejoint celle de l'urine dans un pot de chambre, comme s'il ne pouvait y avoir le goût de l'autre (et de soi) sans  ce supplément fatal du corps qu'en sont les odeurs (sachant d'ailleurs que la mémoire olfactive est la plus tenace...). Cinglant démenti pour ceux qui croiraient encore que Proust n'est que bavardages de salon.

     

    Je m'arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d'outre-mer et de rose et dont l'épi, finement pignoché de mauve et d'azur, se dégrade insensiblement jusqu'au pied – encore souillé pourtant du sol de leur plant – par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s'étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d'aurore, en ces ébauches d'arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j'en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum.

    La pauvre Charité de Giotto, comme l'appelait Swann, chargée par Françoise de les « plumer », les avait près d'elle dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre ; et les légères couronnes d'azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue. Et cependant, Françoise tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l'odeur de ses mérites, et qui, pendant qu'elle nous les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l'arôme de cette chair qu'elle savait rendre si onctueuse et si tendre n'étant pour moi que le propre parfum d'une de ses vertus.

     

                                      Du côté de chez Swann, I, II

  • À la frontière

    Il avait ouvert l'un des panneaux de la grande baie vitrée qui donnait sur la terrasse en surplomb de la mer. Il contemplait les sacs éventrés du ciel, gris intense. Il n'était pas nuit mais illusoire de croire encore à la lumière vraie et rassurante. La pluie, très forte, faisait bruit de tempête alors même qu'il y avait à peine pointe de vent. Son esprit fut traversé par l'image de la pierre-ponce, puis plus rien, pendant longtemps. À regarder la pluie. Indéfiniment

    jusqu'à ce que son visage réapparût.

    Il en était ainsi depuis quatre jours, quatre longs jours, amenant à confondre les heures, suspendre son jugement, d'être ainsi enfermé, ou presque, à soi-même, seul qu'il était. Mais nul déchaînement à verse ne réduirait la salinité de l'océan

    de même que toutes les histoires advenues et à venir ne ferait disparaître son visage.

    Il en était ainsi, qu'il revînt, œil et lèvres, entre ses lèvres à lui, tremblantes comme le linge à dépendre (mais trop tard, trempés...) dehors, œil, sourcils, arête du nez, et la salinité de la mer, que rien ne réduirait, jamais rassasiée de l'eau douce qui n'avait pas le temps de flaquer, d'onduler en surface, la salinité fixant pour toujours la mesure des choses,

    comme les sels argentiques de la mémoire, à toute heure, faisaient paraître ses cheveux drus et mouillés, encadrant son visage.

     

  • Jusqu'à la corde

    File:Caravaggio-Crucifixion of Peter.jpg

    Caravage, Le Crucifiement de Saint Pierre, Santa Maria del Popolo, 1600

     

    Si Caravage est venu pour détruire la peinture, selon la formule attribuée à Poussin, et que maints tableaux révèlent l'étonnante trajectoire d'un artiste ramenant à sa manière le verbe à la chair, il est, dans son œuvre, des audaces plus frappantes que d'autres. Ainsi Le Crucifiement de Saint Pierre. Peinte en 1600, cette toile se trouve dans la Chapelle Cerasi, à Santa Maria del Popolo, église sans beauté extérieure, placée dans un coin, presqu'en retrait, de la piazza del Popolo, aux perspectives et ouvertures si gracieuses.

    Le sujet est biblique certes mais tiré des Actes de Saint Pierre, texte  apocryphe. Il n'a pas trouvé une place prépondérante dans l'art pictural. Il n'obtient, pourrait-on dire, qu'un succès d'estime. Jésus avait placé la barre trop haut dans la force symbolique, le pathétique et la mise en scène. Le patron ne laissait que des miettes à son bras droit. D'autant que celui-ci avait trahi -trois fois- et son repentir ne changeait rien sur le fond. Se trouvant indigne du Fils de Dieu, il demanda à ce qu'on le crucifiât à l'envers. Tel est le premier élément essentiel (pour ne pas dire crucial) qui fonde la relation du sujet à son exploitation caravagesque. Il s'agit d'un retournement. Et d'abord du retournement d'un retournement, en somme. Au trop humain qui avait précipité Pierre dans le reniement (temporaire) répond un très humain de la matière/manière, par lequel la chair pécheresse serait, comme presque toujours chez cet artiste, visible, sensible, palpable. Pierre, crucifié, ne serait plus qu'un drame figé, un signe de l'accompli, comme en témoignent les versions de Masaccio à la Brancacci. Tout ce contre quoi Caravage se bat. Il faut que l'œuvre palpite et que la chair soit vivante. Dès lors, le sacrifice se doit d'une plénitude de mouvement.

    Pierre est allongé, toujours dans l'humanité, pas encore dans le martyre. Son corps est tout occupé de la violence qui s'exerce contre lui. Il est en train de choir. Néanmoins on ne trouve rien des excès édifiants d'une chair meurtrie, moins encore la révélation d'un corps magnifié. Pierre est d'abord un vieil homme parmi d'autres : un front ridé de souci, un tronc au flasque suggéré, des bras à peine dessinés. Il est commun et sa posture a quelque chose de ridicule : un peu à la renverse, prêt à la culbute, comme dans un jeu où le plus faible serait l'objet d'une plaisanterie un peu facile. Le thème du bouc émissaire à la limite du sérieux, un vague souvenir carnavalesque, puisque durant le carnaval il y a retournement. À la limite du sérieux ne signifie nullement qu'il y ait dérision, au contraire. Le tableau, en plaçant Pierre dans cette posture à mi-chemin de la peine exécutée, en devenir du sacrifice, est l'occasion de voir le monde à l'œuvre.

    Des hommes s'affairent. Trois hommes, qui peinent. Chacun à sa tâche. Le premier soutient, le deuxième soulève, le troisième tire. Ils n'ont pas de visage : ils sont de dos ou dans la pénombre. Bras anonymes de la sentence, si l'on veut s'en tenir à la métonymie, ils essaient de coordonner leurs efforts. Il faut faire levier, jouer les Archimède. Pierre est d'abord un poids, une question de physique et son crucifiement (1) une épreuve pour ceux qui s'en chargent (en somme, une charge). Le spectateur cherchera en vain la noblesse des attitudes ou l'excès de la cruauté. Caravage privilégie la vérité des corps. Ces pieds sales sont connus. L'homme ainsi fléchi, les muscles des mollets tendus, rappelle le pèlerin en admiration devant la Vierge. Similitude étrange des postures pour suggérer que la ferveur religieuse peut aussi se confondre avec le désir morbide ? Les contraires ne sont jamais très éloignés, dans le fanatisme qui pourrait les structurer. Ce mollet tendu est en correspondance avec l'avant-bras de celui qui tient la croix (et les jambes de Pierre à l'occasion). Ces deux-là ne forment qu'un seul corps. Ils sont la continuité l'un de l'autre. Comme le dos de celui qui est accroupi est prolongé par ce troisième qui debout tire la corde.

      Mais n'est-ce pas d'ailleurs l'une des singularités du tableau, qui ferait, singulière trinité, de ces trois corps assassins un seul et même être, une sorte de montage quasi cubiste pour figurer l'ennemi de Pierre sous tous les angles possibles, un ennemi jamais identifiable, imparable pourtant... Et s'ils ne sont pas reconnaissables, il faudrait admettre que le crime serait impuni. Ce serait là la suprême catastrophe de l'histoire. À moins que. la corde... Cette corde, tendue, est, plus que le bois de la croix, l'instrument essentiel de la violence. Sans elle, rien ne se passerait vraiment ; nul bouleversement ne serait possible. Cette corde cristallise l'effort. Elle est le moment présent : l'objet de l'histoire qui se déroule. Elle est aussi, dans l'écho qu'on lui trouvera aux fils antiques de la vie, le signe de la rupture, le déjà-passé d'une vie qui va s'éteindre. Est-ce tout ? Peut-être pas. Ainsi raide et inflexible, elle taille en deux le dos de l'assassin.  Elle en devient la colonne vertébrale. Elle entre dans ses chairs ; elle est, faut-il en douter ?, la marque, la cicatrice à venir, le souvenir de la culpabilité. Elle est le devenir, le reste, et le souvenir. Les bras levés, la tête baissée, comme dans un mouvement d'humilité, l'homme qui hisse Pierre dans son supplice inversé est quasiment dans la position du pécheur en repentance. Tout se paie, rien ne s'efface. Pierre peut mourir tranquille ; nul ne l'oubliera, dans son humilité même, à commencer par ceux qui crurent en finir avec lui.


    (1)Notons au passage que les clous sont mal placés, comme toujours...


     

  • Bérénice ripolinée

     

     

    Gravure Jacques de Sève (XVIIIe)


    Il est sans doute trop facile de déplorer la faillite de la culture en un sordide bouillon d'entertainment et d'associer cette catastrophe au triomphe de l'audio-visuel, au règne d'un zapping générationnel accéléré et d'un renoncement politique à la transmission d'une tradition littéraire et artistique, de l'imputer aux seuls tenants d'un marché qui n'a que faire des textes, quand on peut observer cette même tentation chez ceux qui devraient, au premier chef, en être les défenseurs.

    Ainsi, que lis-je dans une publication présentant la saison d'un théâtre  qui fut loint d'être médiocre ? On y montera Bérénice. Quelles sont les intentions du metteur en scène ? Il "a voulu faire entendre l'essentiel : un éternel des sentiments qui nous place depuis la nuit des temps en spectateurs curieux de la déchéance intime de ceux qui nous gouvernent". Jusque-là, tout va bien. Un peu flou mais ce n'est qu'une évocation. Le meilleur est à venir. ""People", dit-on aujourd'hui : ils furent les mêmes à Rome ou à l'Hôtel de Bourgogne, où fut créée Bérénice. Sur Internet, en latin ou en alexandrins, les passions traversent le temps : amours mille fois brisées dans l'au-delà de leur raison". La dernière pirouette ne sauve pas le ridicule (et c'est encore trop peu que ce mot) de ce qui précède.

    On y trouve tout ce que le contemporain traîne en lui de détestable. La manière de rapporter le classicisme, forcément dépassé, à une actualité  qui parle (?), la vulgarité des rapprochements, l'oubli (ou l'ignorance) de la spécificité même de la littérature, une sociologie de café du commerce écrasant les singularités des temps successifs en une sorte d'humanité immuable, aux caractères transcendants... Il y a de quoi être consterné. Plus encore : on regrette que le théâtreux qui prend cette voie n'aille pas jusqu'au bout de sa démarche, qu'il ne déstructure pas davantage le discours, n'y amène pas le reniement à son paroxysme en évoquant Bérénice comme une histoire de cul dans la haute (plutôt que comme une histoire d'amour un peu puérile pour des djeunzes vivant à coups de SMS ou de compte Face de bouc) : c'eût été porteur, je crois. C'est d'ailleurs l'un des tendances actuelles, du théâtre : le trash, le dénudé, le physique sans corporalité. La provoc' à la petite semaine.

    Cette présentation a au moins un mérite : elle nous dissuade d'assister à l'effondrement de l'idéal et au prétendu choc des cultures (dans lequel le passé est forcément mort) et nous incite à retourner au texte, ce que nous fîmes avec un plaisir encore renouvelé.