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  • En guise de lucidité...

     

     

    E. M. Cioran, geboren 1911 in Rasinari (Rumänien). Er starb 1995 in Paris

     

    (re)lire Cioran en une période aussi dégoulinante de bons sentiments, de pétitions diverses pour un monde meilleur, pour une autre société (postmoderne, post-industrielle, post-coloniale, post-tout ce qu'on veut, le cachet du post faisant foi), où l'on s'émerveille des triomphes fanatiques  en guise d'avènement démocratique (derniers en date : Tunisie, Lybie, Égypte...), relire cet auteur revient à céder à une double tentation. La première n'est peut-être pas la plus intelligente, la plus productive, à savoir : se complaire dans le dédain cynique d'un univers dont on souhaiterait inconsciemment ou non qu'il courût à sa perte, et c'est toujours un peu facile. Celui que Mathieu Gauvin définit comme un "monstre obscur", un "infâme inactif qui se dévoue au désœuvrement" ne peut être un maître, ou un modèle. Être revenu de tout a toujours partie liée avec une immobilité qui touche sans doute à la passivité, à la sclérose, au parler-pour-ne-changer-lpas-es-choses. Mais pourquoi devrions-nous bouleverser un ordre qui nous dépasse ? Lire Cioran, à ce niveau, c'est parler de la catastrophe comme d'un bienfait. Pas très exaltant.

    Dans le même temps, seconde tentation : vous guérir de la mièvrerie politique qui pourrit le monde contemporain, cette sorte de litanie larmoyante sur l'injustice et la misère, cette mise en scène perpétuelle, médiatique et pseudo-philosophique sur le besoin d'agir, le besoin de témoigner, le besoin de s'indigner. Voici bien l'utilité de Cioran. Quand les lecteurs du Monde désigne Stéphane Hessel comme homme de l'année, quand le sinistre Indignez-vous ! est le théâtre de toute réflexion politique, sur le mode tripal, organisé par un diplomate qui vécut fort bien de tremper dans les affaires du monde, et qui, au crépuscule (que je lui souhaite le plus long possible, car sur l'homme en tant que tel, nulle vindicte) de son existence, voudrait nous en apprendre sur l'art de combattre, quand les choix argumentaires se situent désormais dans le registre d'un ego pathétique, d'une rhétorique sentimentale où tout se mélange, tout s'amoindrit en fait, tout se confond (à commencer par la banalisation du crime contre l'humanité), alors, oui, Cioran est nécessaire. Et de reprendre, dans son Traité de décomposition, la page suivante :


    "L'humanité n'a adoré que ceux qui la firent périr. Les règnes où les citoyens s'éteignirent paisiblement ne figurent guère dans l'histoire, non plus le prince sage, de tout temps méprisé de ses sujets ; la foule aime le roman, même à ses dépens, le scandale dans les mœurs constituant la trame de la curiosité humaine et le courant souterrain de tout événement. La femme infidèle et le cocu fournissent à la comédie et à la tragédie, voire à l'épopée, la quasi-totalité de leurs motifs. Comme l'honnêteté n'a ni biographie ni charme, depuis l'Iliade jusqu'au vaudeville, le seul éclat du déshonneur a amusé et intrigué. Il est donc tout naturel que l'humanité se soit offerte en pâture aux conquérants, qu'elle veuille se faire piétiner, qu'une nation sans tyrans ne fasse point parler d'elle, que la somme d'iniquités qu'une peuple commet soit le seul indice de sa présence et de sa vitalité."

    L'écriture est rude, le propos peu amène, un brin provocant. Cioran pue, si l'on s'en tient aux bonnes manières et aux pétitions de principe sur les progrès supposés de l'humanité. Il pue, pour les nez qui aiment les parfums sucrés et un monde qui ne doit pas les désespérer. Car la course à l'indignation, promue comme une sorte de prophylaxie de l'esprit, ne peut guère tolérer d'aussi si tristes sires, un peu comme le fou dan le Roi Lear. Or, très souvent, Cioran, sous des formules grinçantes, parfois outrées, ne fait que ramener à la surface la frénétique histoire du monde dont on ne voudrait faire qu'un musée, propre, lisse, comme une Vénus académique. Il est pourtant plus humain que ne le sont les professionnels médiatiques de la déploration et de l'illusion prophétique, et pour ce faire, il commence à ne pas être tendre avec tout le monde, y compris avec ceux que l'on pare si facilement de l'étendard des opprimés...


  • De l'art de la révolte...

    Il fallait bien que sur le plan du cirque démocratique il arrivât du neuf, que, comme dans le système de la mode, pour reprendre Lipovetsky on nous proposât du spectacle et que cela tournât sur un rythme attrayant.

    Après les printemps arabes, c'est visiblement l'hiver russe qui passionne la presse française, et les intellectuels adjoints à cette grande institution. Pour l'heure, le sieur Poutine est dans le viseur. Il est l'obstacle à l'expression de l'âme russe, semble-t-il, laquelle aspire à la liberté. Il suffit dès lors de 150 000 personnes dans les rues de Moscou pour qu'un possible bouleversement politique traverse les esprits de ceux qui s'indignent depuis longtemps des exactions du président russe (qu'il soit d'ailleurs président ou premier ministre, on s'en fiche). 150 000 personnes... c'est-à-dire, ramené au nombre de la population française, entre 50 et 60 000 personnes. ll y a de quoi rire, quand on sent l'espoir journalistique d'un changement et les justifications en légitimité que l'on octroie à ces manifestants. Il y a de quoi rire, parce que ce sont les mêmes institutions qui, devant les manifestations françaises de grande ampleur (de la réforme Bayrou aux contestations sur les retraites), entre 300 000 et un million de personnes, tempèrent les aspirations populaires en relayant un pouvoir dont le mot d'ordre est bien connu : la démocratie ne se fait pas dans la rue...

    Mais il faut bien reconnaître qu'ils ont depuis quarante ans une tradition à se vautrer, presse et intellectuels de gauche notamment, dans les raccourcis les plus ridicules, le dernier concernant le printemps arabe. Les frères musulmans en Égypte, le CNT lybien ou les islamistes tunisiens : voilà ce qui s'appelle un triomphe de la démocratie. Il est vrai qu'ils (du moins leurs ascendants intellectuels) avaient trouvé le FLN formidable et Boumédiène extraordinaire, le Vietcong pacifique (avant qu'il n'aille s'occuper du Cambodgien), la révolution iranienne une belle aventure (pensons à Foucault)... Il est remarquable de voir ce beau monde, qui majoritairement a soutenu Maastricht, la Constitution européenne (et le droit d'insulter, le lendemain de la victoire du non, ceux qui l'avaient refusée) en déniant aux peuples européens -et au  peuple français en particulier- le droit au désaccord, oui, très remarquable de le voir reconnaître à d'autres une légitimité qu'ils fustigent ici...

    Revenons donc à la raison : 150 000 contre Poutine (pour qui je n'ai aucune sympathie)... Pour l'heure, trois fois rien.

  • Corpus Christi

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    Chuck Palahniuk est un écrivain à l'imagination fertile, débordante et certains doivent le penser ainsi : névrotique. Il a en tout cas une manière radicale d'approcher les terreurs contemporaines. Mais il faut l'écrire, n'en déplaise à la belle Europe :  il y a quelques auteurs américains qui ont  ainsi l'œil incisif :  Thomas Pynchon, Don DeLillo, Brett Easton Ellis, Wiiliam T Volmann, le regretté Tristan Egolf, et donc Palahniuk. Le héros du Survivant a devant lui une carrière d'icône évangéliste toute tracée. Encore faut-il qu'il ait, selon son agent, un poids de forme qui puisse correspondre à l'emploi, ou à  l'idée qu'on s'en fait. De là une séance sur une machine à escaliers. Tout un poème qui lui inspire quelques réflexions. En guise de lendemain de Noël...

    "Vous vous rendez compte qu'il ne sert à rien de fait quoi que ce soit si personne ne regarde.

    Vous vous demandez : s'il y avait un faible taux de participation à la crucifixion, auraient-ils reprogrammé l'événement ?

    Vous vous rendez compte que l'agent avait raison. Vous n'avez jamais vu un crucifix avec un Jésus qui n'était pas presque nu. Vous n'avez jamais vu un Jésus gras. Ou un Jésus poilu. Tous les crucifix que vous avez vus, le Jésus en question, il aurait pu tout aussi bien se montrer torse nu et faire de la pub pour des jeans de grande marque ou une eau de toilette de renom.

    La vie est exactement comme a dit l'agent. Vous vous rendez compte que si personne ne regarde, autant rester à la maison. À vous tripoter. À regarder la télé.

    C'est aux environs du cent dixième étage que vous vous rendez compte que si vous n'êtes pas sur vidéo ou, mieux encore, en direct satellite avec le monde entier qui regarde, vous n'existez pas.

    C'est vous, cet arbre qui dégringole de la forêt, et dont personne n'a rien à branler.

    Aucune importance que vous fassiez quelque chose ou pas. Si personne ne remarque rien, votre vie, toutes ressources cumulées, équivaudra à un gros zéro. Nada. Que dalle."

  • Quelque chose d'incertain...

    Anouar Brahem est un grand musicien, capable de traverser des univers multiples, jusqu'à croiser Garbarek ou Surman. Dans Le Voyage de Sahar, il donne la part belle à un échange avec l'accordéon de Jean-Louis Matinier. Tout y est délié et incertain et les compositions rappellent, dans une lenteur qui n'est ni morose ni fébrile, Uzak, tourné par Nuri Bilge Ceylan. Un Bosphore de neige et de mots retenus...

    Отчуждение, Uzak, фильм, кино

     

    À moins que dans la dérive du chant Matinier, l'esprit glisse vers  une essence sud-américaine, où sous l'orage de Buenos-Aires, tout d'alpaga vêtu, est prévu quelque rendez-vous dans un café dont une rencontre fortuite a parlé comme d'un lieu borgésien...


    Overview of the Buenos Aires's city and its docks in the background during a heavy rainstorm, August 12, 2011. REUTERS-Enrique Marcarian

                                                                        Photo : Enrique Marcarian       


    À moins que ce ne soit, le corps au parquet, le regard dans le sens des poutres (dehors les nuages font du lait), un moment de repli...

    À moins que ce ne soit tout ce que permettent les dérives de l'imagination, anywhere in the world...

    Le morceau s'intitule Sur le fleuve.

     


     

     

  • Le Saut de l'ange

     

     

    En ces heures dites festives et très clairement frénétiques, nourries de la hantise du cadeau à faire, oublié, incertain, de la dinde à farcir et de la bûche à décorer, il est bien difficile d'échapper, plus encore qu'à l'habitude, au destin de la foule, car nul ne peut, urbain qu'il est, se soustraire au devoir de travailler, au besoin de se nourrir, au désir de retrouver ses amis, et d'être ainsi dehors, ce qui nécessite de plonger dans le flot de la joie programmée, sous des arcades vicinales de lampions, d'étoiles, de guirlandes, de neige en coton, et autres joyeux visages de carton-pâte ; dans un ahurissement de regards en crise, comme des conjurations abruties de cette catastrophe promis ? fatale ? hyperbolique ?, dont les vitrines aveuglantes et les paquets enrubannés vont, un temps, annuler la noirceur ; il est bien difficile d'étouffer un haut-le-cœur devant cette trève ardente contre la réalité - c'est-à-dire la réalité des autres, effacés, du décor politique, à moins que ce ne soit votre image qui soit occultée comme un présage - montée à grands coups de chants luminaires, devant ces garde-à-vous de gras menus pour être gai (enfin), oublieux, somnolent, devant ces files de gavage (il pleut pourtant) dont vous riiez quand elles étaient à Prague ou à Varsovie, pour quelques maudites patates ; il est très difficile de croire Walter Benjamin écrivant qu'en la foule on pouvait voir "la toute dernière drogue du solitaire". Plus de drogue. L'overdose...

  • Sans domicile fixe (groupe prépositionnel)

     

    Si l'on prend en compte le calcul dans les sciences de l'information, calcul qui s'intéresse au rendement d'un message (entre nouveauté et redondance), force est de constater que l'expression sur laquelle nous nous arrêtons présentement ne manque pas d'originalité. Tout l'ambiguïté tient dans l'usage de l'adjectif. Fixe. Sans domicile fixe. À quoi sert-il, cet ajout, qui laisserait penser qu'il peut y avoir des sans domicile itinérant. Mais ce retournement ne conviendrait même pas : il faudrait plutôt croire qu'il y ait des domiciliés itinérants.

    Dans cette perspective, imaginons quelques artistes ou hommes d'affaires (ceux-là seraient très originaux) ne vivant que dans des hôtels, un peu comme Coco Chanel (mais elle avait fini par squatter le Georges V) ou Polnareff. Voilà donc, au regard du modèle bourgeois du home sweet home, des sans domicile fixe. Et tout cela dans la joie et dans l'aisance.

    Mais ceux à qui on réserve la formule n'appartiennent pas à cette caste hors du monde, loin s'en faut. Ils sont, eux, ancrés dans la réalité la plus lourde, la plus sensible. Elle leur colle à la peau. Ils sont désocialisés pour la plupart : les premiers que l'on a ainsi nommés étaient au ban, sans revenu, sans travail, sans domicile. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Pour certains, la misère est aussi le fruit du travail qu'on leur propose et des conditions sociales qu'on leur impose. Ils sont dans la rue, à la rue, et la bonne conscience qui euphémise tout, pour ne pas heurter (qui ? Ceux qui souffrent ou ceux qui veulent que le dérangement moral ne dure pas trop...), les ramène à des sans domicile fixe.

    Comme si, dans nos sociétés, le nomadisme était encore une réalité et la fixité du domicile, sa détermination précise dans l'espace, n'étaient pas des évidences. Dès lors, on en vient à se demander si le fixe n'implique pas que, malgré toute leur déveine, nos sans-logis ne doivent pas, malgré tout, considérer que les caves, les arches de pont, les bouches d'aération, les halls d'entrée, les parkings, les angles morts, ne sont pas en soi une domiciliation dont, supposons-le, des plus pauvres qu'eux (où cela ? en Afrique ? dans le désert ?) aimeraient bien se contenter. Et le subtil travail sur la langue laisse ainsi imaginer que domicile il y a bien, même s'il n'obéit pas aux contraintes de la loi Carrez. Mais la richesse des sociétés développées laissent suffisamment de latitude à ses pauvres pour qu'ils ne puissent pas être totalement à la rue. Il y a d'ailleurs un SAMU social à cet effet, des centres d'hébergement (sur lesquels les reportages rappellent systématiquement qu'ils ne sont pas toujours bien acceptés par ceux à qui on offre la possibilité de dormir au chaud. Le miséreux a ses humeurs...). Sans doute est-ce là un des bonheurs du temps, que de pouvoir errer de lieu en lieu et de faire le tour du désespoir. En poussant un peu l'image, on ressortirait bien les clichés du bohème dont s'est nourri le XIXe siècle. Tout est dans le fixe, lequel introduit un aléatoire masquant l'angoisse du soir qui vient, comme si l'aventure était là, dans nos villes.

    Tel est le subterfuge : si l'on retire l'adjectif, on met à jour la responsabilité d'une société qui a fondé en partie l'aggravation des inégalités par le biais du logement (salubrité/insalubrité ; ghettoïsatino de tous bords ; mouvements spéculatifs ; propriétaires/locataires...). Au fond, cet adjectif est un indice, un symptôme de plus. L'une de ces chevilles par lesquelles on masque la faillite du système. Pire : par quoi on instille une possible culpabilité du misérable. Sans domicile fixe... Pas de stabilité, pas de cadre. Jusqu'à quel point celui qui en est arrivé là ne l'a pas voulu, ou, pour le moins, n'a pas cherché à l'éviter. Cet adjectif secrète de la morale induite dont nous nous parons pour endosser nos habits de riches.

    À ce niveau, tirons un enseignement : la doctrine libérale, comme éthique, au sens wéberien, progresse. Le vocabulaire en témoigne...

  • Sibelius en Amérique

     

    Valse triste est composé à l'origine par Sibelius pour une œuvre dramatique de son beau-frère, Kuolema (La Mort). Elle était jouée pendant une scène où une vieille femme rêvait qu'elle était à un bal, dansant avec la mort.

    Si l'on s'en tient à cette rapide présentation, on pourrait s'attendre à un opus d'une noirceur assez prononcée. Or, il n'en est rien. Valse triste semble un titre un peu excessif (d'ailleurs, initialement Sibelius avait choisi Valse lente). Peut-être faudrait-il parler d'une certaine mélancolie. Nous sommes dans une rêverie un peu XIXe. On imagine un cheminement forestier et automnal qui déboucherait sur un vaste parc, puis une maison massive, à la pierre imposante, et sur le perron une silhouette (un homme ? une femme ? mais sûrement pas la mort) qui attend. Poésie crépusculaire qui échappe à la mièvrerie des bons sentiments, l'œuvre de Sibelius est nordique. Son développement retient en elle toutes les tentations d'un excès pathétique d'expressivité. Ce n'est pas une viennoiserie, en somme, quoique le Finlandais admirât Strauss. La valse est tellement facile dans son principe qu'il faut beaucoup d'autorité pour ne pas en faire une pièce montée consternante. Sibelius évite le vagabondage. Il donne une linéarité gracile à la répétition et cette douceur laisse fructifier dans l'âme une paix qui sait où elle va. À écouter ainsi la Valse triste on gagne sensiblement un havre généreux ; on est presque souriant.

     


     

    Mais cette impression douce, cette promenade délibérée vers un ailleurs délicat (c'est-à-dire à mille lieues du programme initial de la valse), il arrive un jour qu'elles soient comme bouleversées et que d'autres images, fulgurantes, se superposent. L'opus de Sibelius a en effet servi de canevas pour une séquence majeure d'une œuvre non moins majeure : La Nuit du chasseur. Il s'agit de l'unique film de Charles Laughton (vous savez, l'affreux capitaine Bligh des Révoltés du Bounty de 1933, avec Clark Gable) dans lequel un prédicateur fou (Robert Mitchum), à la recherche d'un butin, épouse la femme du voleur défunt (Shelley Winters), et terrorise les deux enfants de celle-ci. Habité par une haine indicible des femmes (le Mal, etc, etc, etc.) il tue sa nouvelle compagne, dans une scène où la chambre du couple prend des allures de cathédrale (voir ci-dessous).

     

    http://3.bp.blogspot.com/_bl5ZnczG4Bs/S_Mn0UqIwyI/AAAAAAAABYQ/dcW8h9XdHb4/s1600/Nuit+du+Chasseur5.png

     

    On la retrouvera au fond d'un lac, les cheveux flottants. C'est dans ce cadre que surgit le souvenir de la Valse triste. Elle sert en effet de thématique au compositeur du film, Walter Schuman. Dès lors, en la réécoutant, la musique de Sibelius prend une autre dimension. Ce qui accompagnait l'esprit vers une certaine légèreté prend les teintes sanglantes du meurtre. Au balancement paisible d'un songe musical succède l'hystérie d'une narration troublante. Il peut sembler curieux que Sibelius serve de référence pour un univers aussi éloigné de lui ; plus curieux encore que ce rapprochement soit venu de l'extraordinaire directeur de la photographie Stanley Cortez (à qui le film doit beaucoup). Il faut supposer que celui-ci voyait (au sens fort) dans la parition initiale serpenter la violence et le crime. À moins que ce ne soit un des nombreux moyens de poétisation de la monstruosité qui structurent le film.

    Certes, dira-t-on, il ne s'agit pas de la même œuvre. Détail secondaire : l'essentiel est ailleurs : dans l'illustration claire de la circulation des œuvres, de ce qu'elles s'mprègnent des autres et imprègnent les autres, jusqu'à prendre des reflets inattendus. Que Sibelius et sa Valse finlandaise soient désormais indissociables (tout en étant distincts, voilà la magie) d'une aventure criminelle, quasi satanique, dans le fin fond des États-Unis est une surprise dont on rend grâce à la sensibilité imprévisible de certains hommes.

  • Femme en bleu (VI) : Renoir

     

    Image attachée

    Augustre Renoir, La Dame en bleu, 1874



    Pour la première exposition "impressionniste" qui ouvre le 15 avril 1874, boulevard des Capucines, Auguste Renoir présente, entre autres, cette femme en bleu.

    Ce qui frappe : le visage, presque enfantin, petit, fin, avec dans le regard comme une excuse de la pause, d'être là, dans un habit qui la dévore. Est-elle d'ailleurs un être qui existe ? Pas de décor, pas de scène, pas de perspective, ou tout le moins rien qui puisse donner l'idée d'une réalité en tension. En fait, un modèle, mais pas tout à fait. Une sorte d'évanescente, loin de la pesanteur (ceci écrit sans mauvaise part) qui sied à l'exubérance de Renoir, à sa peinture si volubile. L'harmonie délicate de l'environnement, entre le bleu atténué et le bistre/jaune vaporeux, laisse à l'atour sa pleine puissance.

    Le vêtement : la beauté du bleu est sidérante, avec ses reliquats de pâleur et ses foncés nocturnes. Le pinceau de Renoir n'a pas cherché la richesse du tissu, sa moire ou son velours. Même si on pressent une étoffe chaleureuse, ce n'est pas de cela qu'on s'émerveille. Plutôt de l'impression que la robe, de tous ses nœuds, de tous ses volants, se répand, forme un tourbillon par lequel le corps de la jeune femme s'oublie, ou s'étourdit. La modestie du maintien et le mystère juvénile dont elle se pare tranchent avec la tradition des tableaux solennels d'une aristocratie en représentation (car l'œuvre est d'une dimension conséquente, plus de deux mètres sur trois). À contempler cette œuvre, on se rappelle la raideur d'un Gainsborough et on comprend alors que Renoir a revisité un cliché de la peinture. Et en même temps qu'il se débarrasse du fond, d'une sorte d'antiquaille futile, il concentre notre regard sur une princesse dont la beauté fragile tient en partie à l'étonnement d'être ainsi contemplée, princesse populaire (même s'il faut donner à cet adjectif une valeur relative) dont quelques mèches flottent, dans le cou, comme une facétie...





  • Si peu

     

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    Pourquoi sens-tu que de ce village, maintenant, quoiqu'il ne soit ni plus ni moins peuplé qu'en ces temps où tu y venais, enfant, tu n'en parlerais plus si librement, pourquoi sens-tu que de ceux qui y vivent tu dirais qu'ils l'habitent, qu'ils en sont les habitants, et qu'il te serait donc impossible d'écrire que c'est un village de trois cents âmes ? Pourquoi ce mot, âmes, te semble-t-il si injuste ? A-t-il fallu que les paysans disparaissent, ou quasi, que des demeures figées dans les lézardes de ton enfance aient vu leurs jointures refaites, et leur toit réhabilité, que l'on se soit acharné au respect de l'époque, sans en parler les mots ? Que s'est-il passé pour que ce si peu aux odeurs de fermes, entre la bouse et les foins, l'ensilage et l'alambic, devienne pauvre au point que tu écrives trois cents habitants, comme tu le penserais de n'importe quelle ville, comme si c'était une ville ? Des habitants...

    Ce n'est pas la nostalgie qui fermente mais un sentiment de déjà-vu, l'effet vaporeux d'une photo cherchant l'art et un nom à l'efface pour n'être qu'une énième beauté rénovée. Plus d'âmes, en effet, puisqu'il se pourrait que tu fusses à Saint Cirq Lapopie, Sainte Eulalie d'Olt, Roussillon ou Gargilesse...


                                Œuvre : Raphaële Colombi

  • L'abricot

     

    Il n'y a pas de réalité mais des rapports à la réalité. Ce qui ne veut pas dire que la réalité n'existe pas (quant au réel, on sait ce qu'en disait Lacan...). Le monde nous percute mais il flotte aussi dans l'intermédiaire des prismes multiples dont nous nous saisissons (ou qui nous saisissent).

    Prenez l'abricot, le fruit charnu et jovial, comme des fesses orangées (mais nous laisserons de côté le caractère érotique de la question). L'abricot. Une enfant, à peine trois ans, y voit le bonheur sucré de l'été, un rafraîchissant intermède dans une après-midi de jeux sous le soleil : ce sont les vacances et l'on rit à qui mieux mieux, en écorchant au passage le nom du fruit. Il est un délice. À quelques mètres, lui, qui essaie tant bien que mal de rattacher le commun à ses pérégrinations dans les livres, pense à Ponge et croque la palourde du verger. Quand il en saisit la fermeté juteuse, il prend le parti pris des choses et joue la pose poétique dans le jardin. Il se retourne alors vers elle, dans le transat, qui médite,  aussi, juridique en diable, et qui voit dans l'objet qu'il s'apprête à porter à sa bouche un meuble en devenir.

    Le monde n'est pas un. Il y a les mots...