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Sibelius en Amérique

 

Valse triste est composé à l'origine par Sibelius pour une œuvre dramatique de son beau-frère, Kuolema (La Mort). Elle était jouée pendant une scène où une vieille femme rêvait qu'elle était à un bal, dansant avec la mort.

Si l'on s'en tient à cette rapide présentation, on pourrait s'attendre à un opus d'une noirceur assez prononcée. Or, il n'en est rien. Valse triste semble un titre un peu excessif (d'ailleurs, initialement Sibelius avait choisi Valse lente). Peut-être faudrait-il parler d'une certaine mélancolie. Nous sommes dans une rêverie un peu XIXe. On imagine un cheminement forestier et automnal qui déboucherait sur un vaste parc, puis une maison massive, à la pierre imposante, et sur le perron une silhouette (un homme ? une femme ? mais sûrement pas la mort) qui attend. Poésie crépusculaire qui échappe à la mièvrerie des bons sentiments, l'œuvre de Sibelius est nordique. Son développement retient en elle toutes les tentations d'un excès pathétique d'expressivité. Ce n'est pas une viennoiserie, en somme, quoique le Finlandais admirât Strauss. La valse est tellement facile dans son principe qu'il faut beaucoup d'autorité pour ne pas en faire une pièce montée consternante. Sibelius évite le vagabondage. Il donne une linéarité gracile à la répétition et cette douceur laisse fructifier dans l'âme une paix qui sait où elle va. À écouter ainsi la Valse triste on gagne sensiblement un havre généreux ; on est presque souriant.

 


 

Mais cette impression douce, cette promenade délibérée vers un ailleurs délicat (c'est-à-dire à mille lieues du programme initial de la valse), il arrive un jour qu'elles soient comme bouleversées et que d'autres images, fulgurantes, se superposent. L'opus de Sibelius a en effet servi de canevas pour une séquence majeure d'une œuvre non moins majeure : La Nuit du chasseur. Il s'agit de l'unique film de Charles Laughton (vous savez, l'affreux capitaine Bligh des Révoltés du Bounty de 1933, avec Clark Gable) dans lequel un prédicateur fou (Robert Mitchum), à la recherche d'un butin, épouse la femme du voleur défunt (Shelley Winters), et terrorise les deux enfants de celle-ci. Habité par une haine indicible des femmes (le Mal, etc, etc, etc.) il tue sa nouvelle compagne, dans une scène où la chambre du couple prend des allures de cathédrale (voir ci-dessous).

 

http://3.bp.blogspot.com/_bl5ZnczG4Bs/S_Mn0UqIwyI/AAAAAAAABYQ/dcW8h9XdHb4/s1600/Nuit+du+Chasseur5.png

 

On la retrouvera au fond d'un lac, les cheveux flottants. C'est dans ce cadre que surgit le souvenir de la Valse triste. Elle sert en effet de thématique au compositeur du film, Walter Schuman. Dès lors, en la réécoutant, la musique de Sibelius prend une autre dimension. Ce qui accompagnait l'esprit vers une certaine légèreté prend les teintes sanglantes du meurtre. Au balancement paisible d'un songe musical succède l'hystérie d'une narration troublante. Il peut sembler curieux que Sibelius serve de référence pour un univers aussi éloigné de lui ; plus curieux encore que ce rapprochement soit venu de l'extraordinaire directeur de la photographie Stanley Cortez (à qui le film doit beaucoup). Il faut supposer que celui-ci voyait (au sens fort) dans la parition initiale serpenter la violence et le crime. À moins que ce ne soit un des nombreux moyens de poétisation de la monstruosité qui structurent le film.

Certes, dira-t-on, il ne s'agit pas de la même œuvre. Détail secondaire : l'essentiel est ailleurs : dans l'illustration claire de la circulation des œuvres, de ce qu'elles s'mprègnent des autres et imprègnent les autres, jusqu'à prendre des reflets inattendus. Que Sibelius et sa Valse finlandaise soient désormais indissociables (tout en étant distincts, voilà la magie) d'une aventure criminelle, quasi satanique, dans le fin fond des États-Unis est une surprise dont on rend grâce à la sensibilité imprévisible de certains hommes.

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