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sans domicile fixe

  • Sans domicile fixe (groupe prépositionnel)

     

    Si l'on prend en compte le calcul dans les sciences de l'information, calcul qui s'intéresse au rendement d'un message (entre nouveauté et redondance), force est de constater que l'expression sur laquelle nous nous arrêtons présentement ne manque pas d'originalité. Tout l'ambiguïté tient dans l'usage de l'adjectif. Fixe. Sans domicile fixe. À quoi sert-il, cet ajout, qui laisserait penser qu'il peut y avoir des sans domicile itinérant. Mais ce retournement ne conviendrait même pas : il faudrait plutôt croire qu'il y ait des domiciliés itinérants.

    Dans cette perspective, imaginons quelques artistes ou hommes d'affaires (ceux-là seraient très originaux) ne vivant que dans des hôtels, un peu comme Coco Chanel (mais elle avait fini par squatter le Georges V) ou Polnareff. Voilà donc, au regard du modèle bourgeois du home sweet home, des sans domicile fixe. Et tout cela dans la joie et dans l'aisance.

    Mais ceux à qui on réserve la formule n'appartiennent pas à cette caste hors du monde, loin s'en faut. Ils sont, eux, ancrés dans la réalité la plus lourde, la plus sensible. Elle leur colle à la peau. Ils sont désocialisés pour la plupart : les premiers que l'on a ainsi nommés étaient au ban, sans revenu, sans travail, sans domicile. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Pour certains, la misère est aussi le fruit du travail qu'on leur propose et des conditions sociales qu'on leur impose. Ils sont dans la rue, à la rue, et la bonne conscience qui euphémise tout, pour ne pas heurter (qui ? Ceux qui souffrent ou ceux qui veulent que le dérangement moral ne dure pas trop...), les ramène à des sans domicile fixe.

    Comme si, dans nos sociétés, le nomadisme était encore une réalité et la fixité du domicile, sa détermination précise dans l'espace, n'étaient pas des évidences. Dès lors, on en vient à se demander si le fixe n'implique pas que, malgré toute leur déveine, nos sans-logis ne doivent pas, malgré tout, considérer que les caves, les arches de pont, les bouches d'aération, les halls d'entrée, les parkings, les angles morts, ne sont pas en soi une domiciliation dont, supposons-le, des plus pauvres qu'eux (où cela ? en Afrique ? dans le désert ?) aimeraient bien se contenter. Et le subtil travail sur la langue laisse ainsi imaginer que domicile il y a bien, même s'il n'obéit pas aux contraintes de la loi Carrez. Mais la richesse des sociétés développées laissent suffisamment de latitude à ses pauvres pour qu'ils ne puissent pas être totalement à la rue. Il y a d'ailleurs un SAMU social à cet effet, des centres d'hébergement (sur lesquels les reportages rappellent systématiquement qu'ils ne sont pas toujours bien acceptés par ceux à qui on offre la possibilité de dormir au chaud. Le miséreux a ses humeurs...). Sans doute est-ce là un des bonheurs du temps, que de pouvoir errer de lieu en lieu et de faire le tour du désespoir. En poussant un peu l'image, on ressortirait bien les clichés du bohème dont s'est nourri le XIXe siècle. Tout est dans le fixe, lequel introduit un aléatoire masquant l'angoisse du soir qui vient, comme si l'aventure était là, dans nos villes.

    Tel est le subterfuge : si l'on retire l'adjectif, on met à jour la responsabilité d'une société qui a fondé en partie l'aggravation des inégalités par le biais du logement (salubrité/insalubrité ; ghettoïsatino de tous bords ; mouvements spéculatifs ; propriétaires/locataires...). Au fond, cet adjectif est un indice, un symptôme de plus. L'une de ces chevilles par lesquelles on masque la faillite du système. Pire : par quoi on instille une possible culpabilité du misérable. Sans domicile fixe... Pas de stabilité, pas de cadre. Jusqu'à quel point celui qui en est arrivé là ne l'a pas voulu, ou, pour le moins, n'a pas cherché à l'éviter. Cet adjectif secrète de la morale induite dont nous nous parons pour endosser nos habits de riches.

    À ce niveau, tirons un enseignement : la doctrine libérale, comme éthique, au sens wéberien, progresse. Le vocabulaire en témoigne...