Lorsque James Montgomery Flagg en 1917 crée cette affiche pour inciter le citoyen américain, il invoque le patriotisme, le sens du sacrifice et la posture comminatoire de l'oncle Sam est déjà un signe de ce qui attend celui qui répondra à l'appel. Il y a, même masqué, même diverti par les techniques déjà efficaces de la propagande, un avant-goût churchillien de ce qu'est la guerre : de la sueur, du sang et des larmes...
Le recruteur, la patrie dans sa forme allégorique, joue sur la conscience de l'appelé (qui n'est pas évidemment l'élu...) et l'on ne pourra ensuite prétendre qu'on ne savait pas à quoi s'en tenir. Dans sa rudesse et sa simplicité, cette affiche offre une sorte d'honnêteté. Sans doute parce que nous sommes en temps de guerre, d'une guerre réelle, de tranchées, dans laquelle l'ennemi est visible, sensible. Le soir, parfois, sur la colline de Vimy, les adversaires se parlent, s'entendent. Ils sont, comme on ne le sera guère ensuite que dans les combats urbains des guerres dites civiles, dans le proche et le lointain. L'oncle Sam et son regard terrible, formidable (pour faire un anglicisme) préfigure l'œil de l'opposant. J'en appelle à toi, dit-il en substance, et sans détour, parce que ce à quoi tu seras confronté sera aussi terrible et sans détour.
Qu'il s'agisse d'une technique d'embrigadement est secondaire : on le sait et cela ne sert pas à grand chose de le répéter. Ce qui compte tient au fait que la réalité, même invisible (et pour cause, vu l'époque), imprègne le message. L'urgence, la brutalité de l'adresse, ce you magnifié en même temps qu'on lui promet un avenir de boucherie... On ne joue pas...
Cela commence déjà à la manière d'un jeu vidéo, dans la logique d'une focalisation interne. Une course dans les broussailles, caméra sur l'épaule, pour qu'on y soit, pour qu'on le sente, ce terrain, cette terreur, ce besoin de l'arme, cette frénésie de la lutte. On est dedans, comme on dit qu'on est dans la merde, alors que ce n'est pas exactement vrai : juste une image, une hyperbole. C'est peut-être un jeu vidéo qui prend appui sur la réalité, un hommage aux analyses de Baudrillard sur le monde actuel. Devant l'hostilité de la nature et du sol, l'avancée haletante de l'humanité qui cherche, comme son ancêtre néanderthalien, à vaincre sa peur et les ténèbres l'homme s'amuse aux simulacres. Et dans les premières secondes où il le regarde, ce jeu, le spectateur se dit qu'il est bien fait, plus que réaliste, mieux que la réalité. Ce mieux que la réalité est une des caractéristiques de l'époque contemporaine. L'élan vers une virtualité de substitution est un saut dans le vide (au sens de la vacuité) par quoi les individus, jeunes essentiellement, se trouvent une autre/seconde vie.
Mais cette avancée est celle d'un militaire, d'un vrai militaire, pas un de ceux qui se pavanent dans les ministères, dans les commandements généraux. Le militaire vrai, viril et déterminé à ne pas s'en laisser compter, qui retrouve ses compagnons dans la clairière. C'est une histoire de solidarité, face à l'ennemi invisible. Pourtant, il a un visage jeune, plutôt inoffensif, notre héros en rangers et treillis. Pas la tête d'un baroudeur, barbouze aux traits marqués par des missions difficiles sur des terrains hostiles, à l'étranger. Nous ne sommes pas à Falouja ou à Bagdad, plutôt dans le bocage normand et notre héros juvénile a un air propre sur lui. Il ne s'agit pas de faire peur mais d'évoquer la normalité des gens qui composent l'armée.
Ce n'est pas un appel, c'est une pub ; pas un cri mais une proposition. Plus encore qu'une proposition : une quasi thérapie... Devenez-vous même. Cet énoncé n'est pas une invite à se découvrir mais une déclaration intempestive posant l'armée comme réalisation de soi. L'institution gomme en partie sa nature coercitive (car sans abnégation et effacement de l'orgueil individuel, le collectif est en danger. L'armée est un corps et le refus d'un de ses membres d'obéir est un cancer potentiel) pour se transformer en un centre d'épanouissement, une quasi confrérie mystique. Cela suppose que dans la partition du civil et du militaire, le premier soit pauvre, prévisible, sans avenir, le second aventurier, inattendu, plein de promesses (ce qui n'est pas rien en temps de crise). Le militaire est un recours salvateur : c'est la vie, la vraie (un peu comme chez Auchan)... Et l'on se met à rêver (enfin...) à ce Devenez-vous même sous les drapeaux. S'agit-il d'être un homme responsable dans un monde jugé par certains trop laxiste ? d'être enfin un homme, dans un monde qui s'est féminisé ? d'être un être autrement libre, dans un monde qui nous en vend pourtant à la pelle ? La grande muette nous laisse l'embarras du choix.
Mais dans ces conditions, il a fallu gommer le danger (en faire un jeu), la mort (pas un coup de feu), la raideur (le petit côté scout plutôt que para), et finir sur une image fixe, une sorte de jaquette pour jeu vidéo et une adresse internet, un .com dans l'air du temps. C'est d'ailleurs ce dernier point qui fait sourire, cet air dérisoire d'une armée club de rencontres. On imagine un meetic en uniforme et masculin. On sourit en effet. Pourtant il n'y a rien de drôle. La guerre est loin, vendue comme une virtualité à peine possible. Votre employeur ne veut que votre bien. Pas de risque, rien que du bonheur. Ce qui importe : votre personne, votre personnalité, votre accomplissement. On joue...
L'affiche de Flagg était directe. À l'heure de la médiatisation de tous les discours, de la moulinette communicationnelle, elle est impensable. Il faut que tout soit poli, détourné, mis en scène, dans les limites d'un politiquement correct dans laquelle l'opinion publique se complaît jusqu'à la bêtise. Parce que c'est aussi pour elle que l'armée passe par ces clips grotesques. L'opinion publique occidentale veut être protégée, n'aime pas la guerre, et moins encore les morts dans son camp. Elle s'émeut dun moindre mort en Afghanistan ou ailleurs, parce qu'elle a oublié que la mort est inéluctable et qu'elle est le quotidien fracassant de bien des populations. Mais elle ne veut pas voir, ni savoir. Alors, désormais, on brode, on psychologise à outrances et la guerre n'est plus qu'un élément de plus soumis à la stupidité des discours policés, ceux des temps de paix, comme si la paix pouvait être un état perpétuel...