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autiobiographie

  • Wunderkammer

    Si je devais écrire sur moi, par où commencerais-je ? Arbitrairement, disons avec mes chaussettes. Les chaussettes sont un fait. Les miennes ne sont pas neuves, et toutes sont feutrées sous l'arcade métatarsienne qui, chez moi, est protubérante. Contrairement à bien des gens que je connais, je n'en ai pas beaucoup de dépareillées, parce que je les enlève et les mets immédiatement en boule, et elles restent ainsi dans le sac de linge sale jusqu'à ce que je le vide à la laverie automatique et puis je refais la même opération avant de quitter la laverie. Il est absurde de dire que vous avez des chaussettes dépareillées. On dirait du Beckett, pas une autobiographie. C'est un fait, mais il a l'air surréel, bizarre et déplacé. De quelle couleur sont les chaussettes ? La plupart sont marine taché. Certaines ont été blanches mais on ne peut pas dire qu'elles le soient encore : elles sont blanches avec des infiltrations répétées de poussière et de terre. J'en ai deux paires avec des raies (fines) rouge blanc bleu au-dessus du blanc ou de l'ocré du col (est-ce le mot juste. Si une chaussette n'a pas de col, comme un utérus ou une bouteille, qu'a-t-elle alors?). Rouge blanc bleu est une combinaison étonnamment fréquente sur les drapeaux nationaux, ce que je n'ai jamais compris, car je ne la trouve ni frappante ni belle. Jaune rouge bleu serait mieux, mais seules les chaussettes d'enfants, ou les chaussettes très chères, ont ces couleurs-là, et peu de drapeaux. Je gage que si je présentais ce paragraphe à un ou une psychanalyste comme exemple d'association d'idées, il serait tenu pour évasif, mais la vérité est que je m'intéresse davantage à des chose comme pourquoi choisir rouge blanc bleu qu'à nos propres pieds (ou ma psyché), et ce que j'ai appris du présent paragraphe c'est que mettre un fait par écrit conduit à un autre fait sans rapport (chaussettes, drapeaux nationaux).

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Je  ne commence pas là une autobiographie, ni n'esquisse un autoportrait (un peu) déroutant...

     

     

     

     

     

    C'est un extrait du Conte du biographe, de A.S. Byatt, roman dans lequel un dénommé Phineas G. Nanson enquête sur un biographe nommé Scholes Destry-Scholes. Un jeu de miroirs, en somme (quoique plus compliqué que je l'évoque ici).

     

    Le sel est dans le détournement de la question du début. Au commencement étaient mes chaussettes... De quoi se moque-t-on ? Et de qui ? Portrait de soi en chaussettes (après celui de Dylan Thomas en jeune chien...). Enfin... en chaussettes : entendons, à travers les chaussettes, pas déguisé en chaussettes, ou d'une autre manière : nu comme un ver et vêtu de ses seules chaussettes (ce qui ne manquerait pas d'intérêt, aussi : nous pourrions y découvrir l'habitude française des chaussettes basses et celle, italienne, des chaussettes hautes (comme pour dire : cachez-moi ce mollet que je ne saurais voir...), ou bien le côté fil d'Écosse de l'un et coton sport de l'autre...). Et toutes les femmes le disent : rien de plus ridicule qu'un homme nu en chaussettes.

    Pour autant, commencer par les chaussettes serait une manière de démystifier la mise en scène de soi. Plutôt que d'opérer par des tableaux grandiloquents et convenus (dont le trop facile tryptyque : ma mère, mon père, mon lieu de naissance), il s'agirait de donner le la d'une réduction de la vie à sa face anodine. Encore que les chaussettes...

    À moins d'être un Robinson vivant au bord d'une plage, pieds nus, elles ne nous quittent guère. Elles signent notre négligence vestimentaire (les assortir, toujours les assortir : la chaussette, c'est la pochette des pieds, comme le slip celle de nos parties intimes...), signalent notre soin (les trous dans les chaussettes, quelle horreur ! Un manque évident de tact et de considération pour soi : croire que l'on peut être moins bien puisque cela ne se verra pas. Et catastrophe : une marche manquée au bureau, une cheville tordue, l'obligation d'enlever sa chaussure devant Éva sur laquelle vous fantasmiez et ses yeux effarés devant une patate monstrueuse. La fin d'une histoire d'amour...), soulignent notre hygiène : les chaussettes sont le pire du bac à linge où traînent vos chemises, vos shorts et vos caleçons. Une odeur qui foudroierait un ennemi. Pourtant, vous mettez depuis des années des crèmes, vous tapissez vos semelles de sprays validés par les spécialistes, mais rien n'y fait : vous restez celui que les vestiaires angoissent quand vous allez à votre entraînement de volley-ball (sauf si vous avez eu le temps de passer chez vous, et de les récurer à l'eau froide).

    Dans le fond, la chaussette en guise d'incipit autobiographique n'est peut-être qu'une métaphore et comme nous évoquions le linge sale, elle est sans doute le plus approprié de nos vêtements pour en définir l'objet : le laver, ce linge sale, par l'écriture, se faire propre, passer à la blanchisserie, sous des airs de sincérité, les salissures (ou ce qui fut vécu comme tel) de l'existence. Il y a dans l'aventure autobiographique cette tentation auto-nettoyante sur les jours passés. Le plus souvent, on y trouve les banalités : le linge est bien rangé, des glorifications plus ou moins masquées : moi en photo de cérémonie, et des aveux, des révélations : tel qu'en moi-même l'éternité me change, avec toute ma franchise et mes petites trahisons, mes faiblesses, mes lâchetés, mes maillots trempés de sueur, mes jeans boueux, mes culottes trouées (ou quand on se prend pour Rimbaud...) et mes chaussettes, sales, rayées, roulées en boule, puantes, dépariées, par quoi je vous fais croire que je suis comme vous, alors que dans le fond, en me mettant en scène, je vous regarde de haut...