Géo Dorival, ca 1920
Cette affiche est un mensonge. Un beau mensonge, cependant, comme la littérature, s'il faut en croire Stendhal, qui en savait long sur la question, voyageur d'Italie impénitent. Il n'y a pas d'endroit où l'on pourrait ainsi considérer le forum en sa beauté démembrée en partie, avec la maison des Vestales et le Colisée en perspective finale. Ce n'est pas une photographie, pas un montage, comme on en ferait aisément aujourd'hui. La réalité, dans sa rigueur abusive, est d'une certaine façon reléguée ailleurs. Une affiche, pas une carte postale. Dorival a donné une ampleur sereine à l'ensemble du panorama. Il ne s'agit pas de tomber dans les poncifs et le défi est redoutable quand on s'attaque à Rome.
Les monuments ont l'élégance du trait, la vigueur de la couleur, et la partition franche entre l'ombre et la lumière évoque à merveille la descente apaisante du soleil, vers les six heures du soir, quand la chaleur devient enfin supportable. La sublimité de l'artiste tient aussi dans cette irruption d'une atmosphère et d'une température si sensibles que le voyageur a déjà dans l'âme la profondeur du choc qu'il trouvera devant l'un des berceaux de la culture européenne. Les ruines... ce ne sont pas des ruines rénovées ; leurs silhouettes ajourées suffisent à illustrer la force du temps. Les vestiges n'ont pas besoin que l'on rende exact l'état de leurs blessures. Tel est l'avantage du dessin (lorsqu'il n'a pas vocation au relevé mortifère de ce qui est -œil du légiste) : il n'efface pas la durée, il n'en garde que l'essence. Le détail viendra pour chacun, quand, par une belle matinée, il arrivera pour jauger son histoire à celle de l'Empire.
En contemplant cette affiche, le voyageur du siècle passé (bientôt cent ans) a tout le temps de rêver, et de penser aussi la longue descente en train vers Rome. Paris-Lyon-Méditerranée, puis au bas de l'affiche : Rome. Ce n'est pas seulement la destination que l'on donne ici, à la manière sèche qui trouve son sommet dans le panneau lumineux d'un aéroport, mais le trajet, ce par quoi il faudra passer pour arriver au bonheur attendu. Il y a dans cette œuvre de Dorival une infinie lenteur suggérée, l'idée aujourd'hui insupportable du temps perdu. Non qu'il le soit vraiment. Plutôt un temps que l'on n'a pas voulu économiser. Et c'est ainsi que plutôt que de voir Rome, désormais moderne, trop moderne, et sa banlieue, dans la lueur du petit matin, par le train de nuit, ou pire, de loin, à n'importe quelle heure, nuage jaune et sale de pollution, du hublot d'un avion qui se posera à Fiumicino ou Ciampino, on arrivait sans doute en milieu de journée, on prenait le temps de se remettre d'un parcours fatiguant (la littérature du XIXe est remplie de ces considérations), puis on s'en allait vers le soir, contempler les ruines, dorées du crépuscule qui n'était pas seulement (mais le savait-on déjà ? oui sans doute...) celui du jour vécu, mais celui aussi d'une civilisation dont Trajan n'aurait pas pu imaginer une minute qu'elle se réduirait un jour à n'être plus qu'une curiosité pour esthète, avant de finir en champ de foire pour touristes de la globalisation.