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bertrand redonnet

  • Vases communicants : Bertrand Redonnet

    Selon la règle des vases communicants, au premier vendredi du mois, j'ai confié le territoire Off-shore à Bertrand Redonnet dont j'aime tant l'esprit et la prose. C'est un homme de la frontière, du passage et de la faille, pas moins. Et le texte qui suit en est le témoignage. Et moi ? Tout en polaire, bonnet et gants, je suis parti chez lui en Pologne...

     

     

     

    Fiction pour les uns, mémoire pour les autres. Comme quoi l’écriture est d’abord ce moment qui rejette tout enfermement de la définition

     

     

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    Ce jour était un vendredi. Un vendredi 13 d’un mois de mai. Il faisait déjà printemps sur le faubourg de la ville.

    Le paquetage déguenillé une fois posé sur le trottoir, son premier regard avait été pour ses poignets.

    Première fois depuis si longtemps qu’ils avaient le droit d’être dehors sans entraves, ses poignets ! C’est par eux, dans cette minute-là cristallisée à jamais dans l’archéologie de son tumulte comme un tesson essentiel, qu’il a vraiment su qu’une page du cahier était tournée et qu’il lui fallait maintenant vivre.

    Le vent se lève, il faut tenter, a-t-il murmuré, comme s’il murmurait un souvenir qui n’était plus à lui.

    De ce jour-là, il n’avait eu auparavant que l’idée. Une idée qui se calculait dans son cerveau : face aux flics, face au juge, en rentrant là-dedans, face aux crabes, face à l’avocat, face au procès, face aux extractions, face aux nuits, face au voyou, celui au grand cœur et celui avec une âme de vermine, face à l’outil tranchant surgie d’une sale embrouille et face à lui-même. Et, aussi, sur un calendrier. Un calendrier avec des montagnes et des oiseaux, accroché entre la tinette maculée, où venaient la nuit barboter le museau répugnant des gaspards, et la paillasse des insomnies.

    Un calendrier pointé sur la poussière lépreuse du Droit.

    Ce matin-là, il les avait fait tourner, ces poignets, comme pour les essayer à l’air libre, comme s’ils étaient tout neufs. Il avait fait mine aussi d’appuyer sur les cordes d’une guitare avec ses doigts de la main gauche et de battre un rythme avec ceux de la main droite.

    Après seulement tout ça, il avait souri enfin, regardé la rue, s’était dit que merde on était un vendredi 13 et qu’il n’avait pas de chance qu’un jour comme ça, inscrit aux registres des grandes superstitions, soit son jour de chance.

    Superstition à l’envers, retour de bâton du matérialiste. C’était un signe : le monde l’attendait qui voulait le happer alors qu’il sortait d’un ventre. On est un fœtus là-dedans. On revient bien avant l’enfance. On remonte l’impossible amont. Cet amont que tente avec vanité de dire l’artiste.

     

    

    Il y avait de la fumée dans la rue. De la fumée bleue qui descendait le faubourg du Pont-neuf. Son nez, rassasié d’odeurs obligatoires, de violence et d’ennui, avait oublié la spirituelle senteur d’une rue qui vit à pleins gaz.

    Le monde était maintenant devant lui et il se sentait telle une protubérance. Que faire d’un monde posé devant soi ? Un monde, on sait quoi en faire quand on est avec, dedans. Mais à côté, devant, qu’est-ce qu’un monde sinon l’absurde question ?

    L’homme du 13 mai n’a jamais cessé, dès lors, de descendre au plus profond de cet absurde, de tenter de s’y fondre enfin pour le et se rendre intelligibles.

    Mais sais-tu, ami, que jamais on ne ressort vraiment de là-dedans, même avec les poignets bien articulés au bout des bras ?

    Tu le devines, tu t’en doutes, tu imagines, tu l’as entendu dire, tu l’as lu, dans un livre ou dans des yeux que la poussière accablait encore.

    Mais toi, frère tombé, tu sais, qui sentis, une fois, avec délices, les tuyaux d’échappement descendant un faubourg.

    Tu sais que la guerre ouverte là-bas n’a ni armistice ni traité de paix. Que le champ de bataille est toujours fumant mais que, ô contradiction sublime, le désir d’y vivre en zigzaguant entre les balles perdues n’en est que plus puissant !

    Il n’y aurait que l’écriture pour affronter ça. Encore faudrait-il une écriture avec des mots que seuls savent entendre d’hypothétiques enfers et qui refuseraient l’enfermement d’une définition.

    Comme ceux de Dostoïevski.

     

  • Bertrand Redonnet, Carto-(ro)mancier en mouvement (à propos de Géographiques)

    Ils devisent, autour d'une table, d'un repas, non pas comme des socratiques qui voudraient chercher raison, mais habités d'une jovialité qui rappellerait plutôt les personnages de Boccace ou de Marguerite de Navarre. Cependant ce ne sont pas des histoires qu'ils racontent, des fictions. Ils évoquent leur pays, hors toute ferveur bassement nationaliste. Mais qu'est-ce que le pays ?

    À mille lieues des bouffeurs de poussière et de mirages (il n'est pas l'homme de la Patagonie, des terres australes ou de l'équateur, pour faire joli. Tant mieux : les voyageurs démonstratifs me lassent). Bertrand Redonnet choisit le proche, le simple, le détail. Ses Géographiques sont d'abord le maillage du souvenir, le tissage d'une transition qui nous ramène à l'origine : origine des lieux et origine des mots. L'étymologie fera partie de l'aventure. Le texte est bien aussi ce croisement des abscisses et des ordonnées, des latitudes et des longitudes de la langue. Mais l'auteur évite soigneusement l'écueil de l'érudition impressionnante, de la somme qui signe sa présence. Tout mot, s'il mérite une histoire, et la sienne en premier, n'est qu'une relance pour une remontée de chair et de souffle. Les considérations climatiques, météorologiques ne sont que pré-textes, appuis poétiques pour la résurrection des beautés du monde. Et celles-ci apparaissent dans la source de l'être. Ce qu'échangent les personnages n'est pas la prévalence leur propre parcours mais l'envie d'en faire connaître la rêverie.

    La construction dialogique, soit : une certaine forme de désordre, nous renseigne sur le besoin que nous avons d'entretenir la parole pour que l'individu ne disparaisse pas. Chaque interlocuteur ne vient pas avec son cheminement seul. Il roule son passé et semble se redécouvrir dans le mouvement même de la parole. Voilà ce qui, plus encore que les images surgissantes, métaphores et métonymies (que je suis bien d'accord avec lui quand il la place au-dessus de tout !), porte la poésie de Bertrand Redonnet : cette tension contradictoire de ceux qui disent, à peine visibles et pourtant fondus dans le paysage dont ils habitent encore les secrets. Les lecteurs habitués aux textes courts publiés sur son blog, y retrouvent cette légèreté du trait qui le caractérise : la retenue.

    Parlions-nous de personnages ? La dénomination convient-elle ? Et l'histoire ? Le fil conducteur ? Dans la cartographie générique de la littérature, cet hégélianisme sclérosant, Géographiques est une transgression. Le discours de chacun, son dis-cursus, détour(nement) de la parole singulière, n'a pas besoin de tout l'appareillage des ordres littéraires. Il parle lui-même de divagations. Peut-on parler également de vagabondages. Rien de formaliste, en somme, parce qu'alors il y aurait un début, un milieu, une fin. Double fin : finitude et finalité. Or l'écrivain veut que de ces rencontres il n'y ait nul épuisement. Elles sont exemples, sorte de gai-savoir sans doctrine. Géographiques, jusqu'au choix de l'adjectif plutôt que le substantif, ne donne pas un définitif à l'espace. C'est une incitation à faire notre propre chemin. Tant mieux.

    Pour l'heure, l'auteur vit en Pologne. Il clôture d'ailleurs sur «cette terre (qui) parfois oublie tout d'elle-même et plonge dans un coma livide. Un coma qui vous regarde avec le blanc des yeux. Un coma sans prunelles et sans paupières». Mais lui regarde, toujours, persistant : «les deux élans promènent alors leurs mélancolies erratiques». Dernière image du livre. Par un glissement polysémique subtil, le lecteur saisit ce qui fait peut-être l'essence de ce beau livre : une nostalgie discrète qui se refuse à l'inertie.


    Bertrand Redonnet, Géographiques. Divagations. Le temps qu'il fait, mars 2010