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terroir

  • Le Métier

     

    Ce qui agace profondément chez Giono, et en particulier le modernisme de gauche qui voit en lui une figure transcendante du cul terreux n'ayant jamais voulu renoncer à Manosque, c'est, me semble-t-il, l'hommage perpétuel qu'il rend certes à la terre et surtout aux hommes et à leur assiduité à vouloir perpétuer les usages, les manières de faire, les traditions et les techniques. Il est pour ceux-là, qui voient en la modernité, en sa version post- ou hyper-, l'accomplissement de l'humanité dans son essence : en effervescence, en activité, en éveil, perpétuels, une humanité brownienne, en somme, il est pour ceux-là l'ennemi idéal.

    Il n'a rien compris à la vitesse, dira-t-on, comme si l'aspiration futuriste, par exemple, pouvait servir de modèle à une modernité bien comprise ; il voulait la lenteur, que l'on assimile désormais à une forme larvée d'immobilité, de bêtise et de mort. C'est bien sûr un peu facile. Cet écrivain avait senti, au delà de son effroi devant l'accélération des mouvements de population, l'horreur d'un déracinement fatal aux petites gens venues s'entasser dans des villes qui les broient, que finalement une certaine tradition, un certain usage des choses et de la vie allaient disparaître.

    Les pages, nombreuses, qu'il consacre au travail quotidien des paysans et des artisans, et particulièrement à ces derniers, nous ramènent non seulement à la lenteur de la tâche à accomplir mais à son apprentissage proprement laborieux. Il faut une écoute des choses, une manière de les apprivoiser. C'était cela, un métier : une inscription dans la durée, une patine douce, parfois amère aussi, pas d'angélisme, qui faisait de chacun un apprenti puis, si on parvenait à la maîtrise des choses et des techniques, un maître. Le métier était une transmission qu'on avait parfois voulue, à laquelle on s'était plié aussi, mais que l'on faisait sienne. Le temps se perdait mais l'on gardait la main.

    J'étais encore enfant et la question qui se posait était d'avoir un métier. J'en avais une appréhension très approximative mais je constatais que tout cela ne se décidait pas à la va-vite. Peut-être étaient-ce les derniers éclats des Trente Glorieuses mais on pensait à ce qui allait être mis en œuvre et l'on pouvait aimer ce qu'on faisait, justement. La crise a détruit le métier ; elle l'a remplacée par l'emploi. Et en même temps que l'un se substituait à l'autre, la vitesse prenait ses aises. Il fallait progresser, courir avec/derrière la modernité. On décrétait l'obsolescence accélérée des choses, et la caducité elle aussi accélérée des savoirs. Derrière cet implacable principe de réalité se préparait le mouvement de régression sociale dont les effets sont visibles chaque jour. Les hommes vaudraient peu. Ils courraient après un emploi. Être employé : double sens par quoi la détermination sociale signe la passivité (et donc la vulnérabilité) de l'individu. Et plus on s'enfonce dans cette conception de l'existence sociale et professionnelle, et moins l'existence entière garde sa valeur et son avenir.

    Il est toujours possible à ceux qui prônent le mouvement de faire la morale à ceux qui le critiquent et à les assimiler à d'affreux épouvantails. Ils semblent pourtant ignorer que cette réticence ne tient pas à une haine intrinsèque pour le progrès et le changement mais à l'observation de ce que coûte  aux hommes désormais cette course perpétuelle. Le combat semble perdu, parce qu'il s'agit bien d'un choix de civilisation. Il n'est pas question de se maintenir dans un passé idyllique, magnifié de toutes pièces, et de ne pas voir qu'aliénation à la terre et au lieu il y a aussi dans cette passion pour la lenteur et la durée. Mais cette aliénation a au moins le mérite de laisser à l'être une part de lui-même, ce dont le taylorisme et ses continuations l'ont privé..

    Alors on se console avec Giono, le rétrograde Giono, et la première page de L'Eau vive (publié en 1943 mais le texte date de 1930).

    "Dans mon pays, il y a encore de beaux artisans.

    Je ne veux pas parler de ceux qui ont des métiers de luxe "ou pour ainsi dire", comme ils disent, mais des humbles : le rémouleur, le potier, le boucher des petits villages, le fontainier, le cordonnier.

    Le métier est dans leur chair comme du sang. Ils ne peuvent s'en séparer sans mourir. On en a vu qui, après l'heureux afflux d'argent, restaient, bras ballants, regards humides devant l'établi d'un confrère. Ils s'approchent, prennent les outils dans leurs mains, les caressent, les soupèsent, discutent, et, sentant le temps qui coule, ne plient le dos pour s'en aller qu'à la dernière minute et avec de grands soupirs. Oh, d'ailleurs, ils sont vite morts, ou bien ils reviennent à leur métier et ça fait alors de ces vieillards vermeils, souples comme des osiers, avec cent ans de lumière dans les yeux.

    Tout, dans leurs gestes, dans leurs paroles, dans leur leçon de voir la vie, de l'interpréter, est inspiré par le métier. Le fontainier vous racontera une histoire : il ouvrira pour vous dans l'herbe des faits tous les ruisseaux qu'ouvrirait la fontaine ; le boucher vous racontera la même histoire ; elle souffrira sous son couteau de conteur ; elle montrera ses entrailles ; elle aura le hoquet de l'agneau"


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  • Lapsus calami

     

     

    En juin 1977, L'Humanité, dirigée alors par Rolland Leroy et Pierre Andrieux, demande à des écrivains de «lire le pays». C'est ainsi qu'entre le 30 juin 1977 et le 3 janvier 1978, une centaine de plumes se lance à l'assaut du pays à raconter. Cette initiative peut sembler surprenante quand on sait combien les paroles enracinées ont mauvaise réputation en France depuis qu'on les a réduites à une obligatoire filiation barrésienne d'abord, à des relents pétainistes ensuite. Le terroir pue, sent le rance, le nostalgique, le sectaire. Le terroir, c'est étroit. Il faut, pour être un écrivain digne de ce nom, avoir l'envolée cosmopolite et être dans l'urbain, les deux composantes majeures d'un universalisme vingtième qui voit en la contemplation de la nature, en l'étude d'un petit territoire les signes d'une posture régressive. Claudel traitait ainsi Mauriac d'écrivain régionaliste et l'on connaît la méfiance d'une certaine intelligentsia parisienne pour un auteur aussi complexe que Giono, qui avait eu la mauvaise idée d'être, comme il le dit lui-même, un voyageur immobile, et d'avoir circonscrit (?) son œuvre à Manosque et ses environs.

    N'empêche : cette année-là, l'internationalisme communiste avait trouvé de bon ton un léger repli sur la France et la Fête de l'Huma avait à l'automne de la même année comme thème : «la fête des régions». On pourra toujours se demander si ce soudain attrait pour la nation n'était pas guidé par une volonté très politique visant à rassurer l'électeur angoissé sur les intentions du PCF qui espérait, avec le programme commun de gouvernement, gagner les élections législatives de 1978. Peut-être...

    Ayant mis toute son énergie dans l'affaire, L'Humanité sollicita à tort et à travers et l'énumération des collaborateurs d'un jour rappelle une liste à la Prévert. On y trouve des inconnus (ou quasi) et des notables des Lettres : Roger Caillois, Armand Salacrou, Max-Pol Fouchet..., des écrivains liés au régionalisme : Jean-Pierre Chabrol, Jean Carrière, Charles Le Quintrec, Pierre Jakez Hélias, des historiens : Emmanuel Leroy-Ladurie, Georges Duby, quelques étrangers : Béatrice Beck, Françoise Mallet-Joris, Julio Cortazar, Georges Simenon... Il y a surtout des auteurs fort inattendus, qu'on n'imaginait pas se compromettre dans ce que l'avant-garde dont ils avaient fait partie considérait comme une thématique usée, ringarde, vieillotte, réactionnaire, associée à une esthétique de sous-littérature : Jean Ricardou (oui, le théoricien étroit du Nouveau Roman), Claude Simon, Robert Pinget, Claude Ollier (1). Il ne manque guère que Philippe Sollers (mais il devait être à Venise...) et Robbe-Grillet (qui, lui, devait être à New York) pour compléter le tableau. Un tel mélange peut passer pour un tour de force, la preuve que le journal communiste arrivait à fédérer autour d'un projet les écrivains les plus divers. Bref, L'Humanité en garant de l'unité littéraire nationale. Il ne fait pas de doute que c'était là un exercice d'auto-promotion assez spectaculaire.

    Les textes sont inégaux et lorsqu'on pioche dans Lire le pays, l'édition qui en a été faite aux éditions Le Passeur, en 2004, l'ennui est plus souvent au rendez-vous que le bonheur. Il faut croire que l'inspiration n'était pas toujours vive, même s'agissant d'évoquer le sol natal, le lieu d'adoption,... Mais cette édition, tardive, est aussi intéressante par l'index qui l'accompagne, entre la page 416 et la page 427, ainsi intitulé : Petite géographie des écrivains en France. On y retrouve, dans l'ordre alphabétique, les vingt-deux régions de la France... métropolitaine. Car, dans cette exploration littéraire du pays, nulle trace de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion... Pas une ligne d'Édouard Glissant, d'Aimé Césaire, de Maryse Condé, de Simone Schwarz-Bart. Peut-être ne leur a-t-on pas proposé de participer ? Pour quelles raisons ? Parce qu'il s'agit de faire une savante distinction entre régions, DOM et TOM ? Parce qu'à L'Humanité, ils ont oublié ? Ou n'est-ce qu'un acte manqué, la trace de l'inconscient nationaliste dont l'histoire du Parti Communiste Français est traversé ? Ils auraient sans doute eu une autre voix à offrir aux lecteurs, ces antillais, et des qualités d'écriture autrement plus flamboyantes que les nombreux compagnons de route qui gonflent lourdement les pages de ce volume.

    Je trouve cette négligence regrettable. C'est réduire la littérature française à un territoire strictement hexagonal. Elle reflète, dans l'époque où cette initiative fut prise, des tensions souvent implicites qui traversent le champ littéraire (pour parler en bourdieusien) et, plus largement, la société française. On rétorquera que la thématique régionale (je ne dis pas régionaliste) justifie cette délimitation. Sans doute. Mais ce n'est, sur le fond, que déplacer le problème. Il y a des silences et des choix qui sont signifiants (pour faire barthésien, cette fois) ; il y a une forme d'inconscient qui trouve toujours le moyen de sortir du bois. Il ne s'agit pas de faire un procès en sorcellerie à l'organe de presse du Parti communiste français, comme tel, mais de relever que les lignes de partage sur le sujet de la nation ne peuvent pas être réduites à de simples considérations axées sur une distinction droite/gauche, loin s'en faut. La détermination a priori de l'espace que l'on priviligiera peut suggérer qu'un mode de représentation du monde dans lequel une hiérarchie cachée et pourtant repérable existe. Les auteurs qui participaient à cette entreprise ne sont nullement en cause. Ils œuvraient chacun dans leur coin et le premier qui s'y colla (Jean Genet !) ne pouvait deviner ce qu'il adviendrait de l'ensemble. Mais, pour le coup, à plus de trente ans de distance, on se dit que l'esprit d'ouverture que vantent tant ceux qui essaient de nous vendre un modèle d'intégration à la française était (est ?) une illusion.

    Il est, en tout cas, certain qu'une telle aventure ne pourrait guère voir le jour désormais quand l'époque contemporaine se gargarise du concept aussi douteux que vide qu'est celui de la littérature-monde (mais de cela je parlerai une autre fois).

     

    (1)quoique, soyons honnête, l'histoire autour du Nouveau Roman est fort compliquée et relève plutôt de la construction a posteriori, comme le montre justement Nelly Wolf dans Une littérature sans histoire. Essai sur le Nouveau Roman.