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  • D'un luxe à l'autre

     

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    Dernièrement, une mienne connaissance revenant du cinéma s'étonnait de se retrouver devant des distributeurs de tickets d'entrée. Nulle caissière dans la cahute. Sans doute l'heure choisie était-elle trop peu «productive». Le fait est qu'il se retrouva face à la machine.

    Et de regretter le temps que nous connûmes, de l'ouvreuse qui vous guidait parfois à la pile de poche dans le noir d'une salle silencieuse, de l'entracte où la même passait dans les allées pour les Esquimaus glacés. Aujourd'hui, c'est la machine, les couloirs criards et les étals, avant de prendre l'escalator, où se déversent les sucreries, le pop corn et le coca. Une sorte de bonheur américain...

    Oui, les ouvreuses, et tous ces petits emplois (ceci dit sans aucun mépris) disparus.

    Il y a quelques années, j'ai lu que le retour des pompistes dans les stations correspondrait à une augmentation d'un centime du prix du litre d'essence (à condition d'ailleurs que toute la répercussion fût supportée par le consommateur. Il ne faudrait tout de même pas mettre en danger la santé économique de Total et consorts...) et la création de 10 000 emplois. Il est vrai que depuis les stations ont singulièrement réduit en nombre. Et puis, un centime, vous dira que le Fangio Pol Polish, le parvenu jantes 18", le bobo en 4x4 ou le nanar customisé, c'est énorme ! Passons...

    Je ne sais si le calcul est si viable, si le gain en terme de travail serait aussi haut. Reste qu'il faudrait bien trouver de la main d'œuvre et le désastre est tel que ce serait un moindre mal que de pouvoir travailler. Mais ce n'est évidemment pas à l'ordre du jour. Le temps que nous avons connu d'une société qui donnait, même dans des conditions peu avantageuses, une place à chacun est révolu. Certains diront que c'est de la nostalgie, encore une fois. Pas de doute : nostalgique est l'esprit qui a connu (et c'était pour le début des années sombres) un monde où la misère ne proliférait pas comme aujourd'hui. Stupide, enfantin et inconséquent est cet esprit, qui ne veut pas admettre que la logique mise en place désormais serait la seule acceptable.

    Les ouvreuses et les pompistes, donc, mais aussi les caissières. À dégager ! C'est un luxe que nous ne pouvons maintenant nous permettre. Penser aux modestes est une gabegie inconséquente, un renoncement aux gains de productivité. Un luxe, vous dis-je, qui porte atteinte aux aspirations d'un autre luxe, celui promu par les rois des actions, des dividendes, des stock options, du ratio maximum. Un luxe humain qui blesse cet autre luxe, le luxe morbide et facile, de mauvais goût dont les capitaines d'industrie pseudo esthètes, les spéculateurs arrogants, les magouilleurs financiers, les footeux à la tête pleine d'eau et les comédiens à multiples passeports sont les figures emblématiques.


    Photo : Jean-Philippe Poli

     

     

  • Le Métier

     

    Ce qui agace profondément chez Giono, et en particulier le modernisme de gauche qui voit en lui une figure transcendante du cul terreux n'ayant jamais voulu renoncer à Manosque, c'est, me semble-t-il, l'hommage perpétuel qu'il rend certes à la terre et surtout aux hommes et à leur assiduité à vouloir perpétuer les usages, les manières de faire, les traditions et les techniques. Il est pour ceux-là, qui voient en la modernité, en sa version post- ou hyper-, l'accomplissement de l'humanité dans son essence : en effervescence, en activité, en éveil, perpétuels, une humanité brownienne, en somme, il est pour ceux-là l'ennemi idéal.

    Il n'a rien compris à la vitesse, dira-t-on, comme si l'aspiration futuriste, par exemple, pouvait servir de modèle à une modernité bien comprise ; il voulait la lenteur, que l'on assimile désormais à une forme larvée d'immobilité, de bêtise et de mort. C'est bien sûr un peu facile. Cet écrivain avait senti, au delà de son effroi devant l'accélération des mouvements de population, l'horreur d'un déracinement fatal aux petites gens venues s'entasser dans des villes qui les broient, que finalement une certaine tradition, un certain usage des choses et de la vie allaient disparaître.

    Les pages, nombreuses, qu'il consacre au travail quotidien des paysans et des artisans, et particulièrement à ces derniers, nous ramènent non seulement à la lenteur de la tâche à accomplir mais à son apprentissage proprement laborieux. Il faut une écoute des choses, une manière de les apprivoiser. C'était cela, un métier : une inscription dans la durée, une patine douce, parfois amère aussi, pas d'angélisme, qui faisait de chacun un apprenti puis, si on parvenait à la maîtrise des choses et des techniques, un maître. Le métier était une transmission qu'on avait parfois voulue, à laquelle on s'était plié aussi, mais que l'on faisait sienne. Le temps se perdait mais l'on gardait la main.

    J'étais encore enfant et la question qui se posait était d'avoir un métier. J'en avais une appréhension très approximative mais je constatais que tout cela ne se décidait pas à la va-vite. Peut-être étaient-ce les derniers éclats des Trente Glorieuses mais on pensait à ce qui allait être mis en œuvre et l'on pouvait aimer ce qu'on faisait, justement. La crise a détruit le métier ; elle l'a remplacée par l'emploi. Et en même temps que l'un se substituait à l'autre, la vitesse prenait ses aises. Il fallait progresser, courir avec/derrière la modernité. On décrétait l'obsolescence accélérée des choses, et la caducité elle aussi accélérée des savoirs. Derrière cet implacable principe de réalité se préparait le mouvement de régression sociale dont les effets sont visibles chaque jour. Les hommes vaudraient peu. Ils courraient après un emploi. Être employé : double sens par quoi la détermination sociale signe la passivité (et donc la vulnérabilité) de l'individu. Et plus on s'enfonce dans cette conception de l'existence sociale et professionnelle, et moins l'existence entière garde sa valeur et son avenir.

    Il est toujours possible à ceux qui prônent le mouvement de faire la morale à ceux qui le critiquent et à les assimiler à d'affreux épouvantails. Ils semblent pourtant ignorer que cette réticence ne tient pas à une haine intrinsèque pour le progrès et le changement mais à l'observation de ce que coûte  aux hommes désormais cette course perpétuelle. Le combat semble perdu, parce qu'il s'agit bien d'un choix de civilisation. Il n'est pas question de se maintenir dans un passé idyllique, magnifié de toutes pièces, et de ne pas voir qu'aliénation à la terre et au lieu il y a aussi dans cette passion pour la lenteur et la durée. Mais cette aliénation a au moins le mérite de laisser à l'être une part de lui-même, ce dont le taylorisme et ses continuations l'ont privé..

    Alors on se console avec Giono, le rétrograde Giono, et la première page de L'Eau vive (publié en 1943 mais le texte date de 1930).

    "Dans mon pays, il y a encore de beaux artisans.

    Je ne veux pas parler de ceux qui ont des métiers de luxe "ou pour ainsi dire", comme ils disent, mais des humbles : le rémouleur, le potier, le boucher des petits villages, le fontainier, le cordonnier.

    Le métier est dans leur chair comme du sang. Ils ne peuvent s'en séparer sans mourir. On en a vu qui, après l'heureux afflux d'argent, restaient, bras ballants, regards humides devant l'établi d'un confrère. Ils s'approchent, prennent les outils dans leurs mains, les caressent, les soupèsent, discutent, et, sentant le temps qui coule, ne plient le dos pour s'en aller qu'à la dernière minute et avec de grands soupirs. Oh, d'ailleurs, ils sont vite morts, ou bien ils reviennent à leur métier et ça fait alors de ces vieillards vermeils, souples comme des osiers, avec cent ans de lumière dans les yeux.

    Tout, dans leurs gestes, dans leurs paroles, dans leur leçon de voir la vie, de l'interpréter, est inspiré par le métier. Le fontainier vous racontera une histoire : il ouvrira pour vous dans l'herbe des faits tous les ruisseaux qu'ouvrirait la fontaine ; le boucher vous racontera la même histoire ; elle souffrira sous son couteau de conteur ; elle montrera ses entrailles ; elle aura le hoquet de l'agneau"


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