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L'Histoire en plaques

 

 

Les rues des villes se couvrent de plaques, de plaques commémoratives. Je ne sais de quand date cette pratique. Sans doute cela a-t-il commencé dans la deuxième partie du XIXe, participant de cette aspiration fulgurante à la mémoire, et qui n'a cessé, depuis, d'alimenter le discours politique (dans la même mesure que se défaisait d'ailleurs la compréhension de l'Histoire). Commémoratives n'est pas l'adjectif permettant de recouvrir l'étendue du phénomène. On trouvera très souvent les hommages aux héros de la résistance. «Ici mourut X, le 13 mai 1944, sous les balles ennemies»,... Il y a même un site qui les répertorie à Paris. Mais nous sommes loin du compte, parce que souvent le propos est plus léger, disons : moins dramatique. Où l'on apprend qu'un auteur est né dans cette maison, qu'un autre (un scientifique) a étudié dans ce lycée, que B a séjourné de mai à juin 1895 dans cette demeure, que C a écrit là un célèbre roman. On remarquera que parfois on tombe dans une futilité qui n'est pas exempte de prétention malicieuse (et les plaques sont alors comme ces photos qu'affichent certains restaurants pour signaler qu'y est venu manger tel artiste, mieux : tel vedette (pour user d'un vocable désuet, clin d'œil à Barthes)).

Ainsi pourait-on, pourquoi pas ? sillonner certaines cités selon les ponts de chute répertoriés d'un lever de tête régulier vers les morceaux de marbre qui nous rendront tout à coup plus savants. Plutôt qu'une promenade des églises, un cartographie des plaques. Peut-être est-ce déjà fait, dans l'annexe d'un guide quelconque. Des sites existent. Il y a certes, parfois, des découvertes surprenantes (de savoir, par exemple, que Dostoïevski écrivit en partie les Frères Karamazov non loin des Jardins de Boboli, à Florence : on se sent si loin de la raideur florentine en lisant ce roman qu'on saisit bien chez l'auteur un bouillonnement imaginaire pouvant s'abstraire du monde environnant. Un anti-Proust radical) mais, dans l'ensemble, nous restons dans une sorte de silence qui finit par faire de ces plaques des formes vides. Parce que le temps a passé et que ces inscriptions sont le plus souvent le signe même d'un dépassement du moment auquel on voudrait nous raccrocher. Parce que le caractère anecdotique du propos neutralise l'effet (escompté ?). Y est né dans cette maison, il y a (je calcule) cent huit ans. Je connais son nom. Je regarde la façade : une bâtisse sans intérêt particulier, un logement collectif dont j'imagine qu'il a été mainte et mainte fois retapé, dont les cadres sociologique, économique, culturel n'ont sans doute plus rien à voir avec ceux dans lesquels est apparu le grand homme. Idem pour la demeure où Z passa cinq semaine en villégiature. Je regarde. Et après ? Toutes ces plaques sont là pour signifier en creux qu'il ne reste plus rien. Une sorte de prestige en toc bien dans l'évolution du XXe. Un théâtre du faux.

L'an passé, j'ai logé par hasard dans un hôtel où avait séjourné Wagner. Pour avoir conservé l'inscription qui mentionnait cet événement, on aurait pu supposer que les propriétaires voulaient en tirer une certaine gloire ; et, en pénétrant dans le hall, j'ai un temps espéré quelques échos des Nibelungen : une gravure, des photos, un poster, que sais-je ? Des noms de chambres tétralogiques. Rien. Évidemment. Rien. La banalité connue d'un lieu où le fantôme de Richard ne risquait pas de planer.

Le ridicule de cette inflation murale est là : il s'agit moins de construire un sens que d'étiqueter la ville dans un carnaval mémoriel où l'on pourra mêler : les morts, les drames, l'art, les voyages, les naissances, les héros, les illustres inconnus... Nous ne sommes pas très éloignés, je crois, de la mode des cimetières. Le Père-Lachaise comme logo-rallye. Plaques de rue, stèles funéraires. Même puzzle au goût amer...

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