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  • Walker Evans, la profondeur de champ...

    Le bonheur de l'actuelle exposition Edward Hopper ne doit pas nous faire oublier que cet automne aura aussi été le temps d'une autre grâce, avec l'édition, pour le 50è anniversaire de l'exposition au MoMA, des Photographies américaines de Walker Evans (1). Ce merveilleux ouvrage, loin des évanescences pictorialistes qui eurent longtemps cours, dévoile, dans un ensemble en deux parties, une Amérique à la fois à visage humain (c'est-à-dire dans le saisissement d'une ambiguïté où se mêlent l'aisance et la misère) et géographique (essentiellement urbaine). Ainsi que l'indique le texte figurant sur l'édition de 1938, dans un premier temps il s'agit « des gens vus par la photographie » ; ensuite Walker Evans explore « une expression américaine indigène […] C'est l'accent du pays [...] ». Cet ensemble, Jean-François Chevrier l'assimile à un "recueil de poèmes en prose" (2).

    Les portraits témoignent le plus souvent d'un envers du rêve américain. Ils ont un souffle propre à la straight photography, comme si Evans voulait retenir dans l'instant de la captation, l'essence sublime et profonde d'une histoire silencieuse et douloureuse. Il ne s'agit ni de rechercher la beauté du modèle, ni sa véracité (au sens où il aurait une valeur symbolique), pas même son incongruité. Les hommes et les femmes retenus par l'artiste ont une simplicité, presque une insignifiance, qui les rend justement touchants et significatifs. Le décor, le plus souvent est simple, parfois minimaliste, l'angle de prise sans effet : l'instant fait tout et on sent qu'une fois le cliché tombé dans l'histoire de la boîte noire la vie aura continué son chemin.

     

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    Ce n'est pas le détail qui concentrerait un discours précis et visible mais l'ensemble qui devient lui-même détail d'un univers forcément inabordable dans sa totalité. Peut-être comme peu de photographes Walker Evans indique à qui contemple ses œuvres que la puissance de la vie est ailleurs que dans ce qu'on regarde, dans l'au-delà des bords du cliché, qui n'est plus (mais ce n'est pas rien) qu'un indice.

     

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    Ce n'est pourtant la première partie de l'ouvrage mais certains clichés de la deuxième partie, lorsque le photographe fixe son attention sur des lieux, des constructions, qui retient l'attention. Généralement il n'y a personne ; parfois un ou deux individus. On pourrait croire qu'il s'agit d'une entreprise quasi technique de repertoire d'architecture s'il n'y avait cette constante distance sensible qui charge l'atmosphère d'une tension rappelant le travail de Hopper, justement. Le peintre absorbait par l'épaisseur des couleurs choisies l'air, le souffle du monde. À l'opposé d'une démarche impressionniste, il voulait que tout soit pesé et compté. On retrouvera, par des moyens évidemment différents, cette même sensation chez Evans. J'avais déjà évoqué ce côté troublant dans un ancien billet, ce sentiment que quelque chose (ou quelqu'un) s'absente du monde. C'est une récurrence.

     

     

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    La modestie de la bâtisse, l'étrange disposition des bancs au premier plan, la luminosité égale, crue, tout cela allié à la frontalité de la prise donne à cette photographie une épaisseur curieuse. Dans le même temps que la pancarte nous indique le lieu de culte et donc de rassemblement, Evans choisit d'évoquer le désert, la solitude et le silence. Par ce décalage, il creuse la question du territoire quand nous n'y sommes pas, la question des choses que nous les mettons entre parenthèses quand nous sommes ailleurs. De ce qui reste, alors que c'est, pour l'heure, peu de chose. La monumentalité n'est pas le souci d'Evans. Son goût pour les structures répétitives, les alignements définit assez clairement qu'il ne se place pas du côté du particulier, de l'exception mais du côté du commun, et donc du quotidien.

     

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    La vie est là, certes, et d'un rien elle s'anime, évidemment. Mais ce que retient Evans, dans son objectif, n'est pas si éloigné de Hopper : avant que tout ne se mette en branle, il y a une organisation de l'espace, et du temps, qui contraint et étouffe. Ces deux photographies invitent le spectateur à suivre la route (ou la rue), à se conformer à la trace, trace elle-même redoublée par l'alignement des maisons, toutes pareilles, jusque dans ce qu'on supposera être la touche d'originalité. Un détail marginal dans un univers qui n'offre justement pas de marge...

    En lisant (faut-il écrire en parcourant...) Photographies américaines, on comprend mieux l'admiration qu'ont suscitée et l'auteur et le livre ; on ne s'étonne pas de la confession de Cartier-Bresson, dans une lettre adressée à Peter Galassi, conservateur du MoMA, en 2001 : « If it had not been for the challenge of the work of Walker Evans I don’t think I would have remained a photographer » (S'il n'y avait eu le défi que représentait l'œuvre de Walker Evans, je ne pense que je serais resté photographe).


     

     

    (1)Walker Evans, Photographies américaines, Five Continents Editions, 2012

    (2)Jean-François Chevrier, "Walker Evans, American Photographs et la question du sujet", Communications, vol. 71, 2001, pp.63-103.


  • L'Histoire en plaques

     

     

    Les rues des villes se couvrent de plaques, de plaques commémoratives. Je ne sais de quand date cette pratique. Sans doute cela a-t-il commencé dans la deuxième partie du XIXe, participant de cette aspiration fulgurante à la mémoire, et qui n'a cessé, depuis, d'alimenter le discours politique (dans la même mesure que se défaisait d'ailleurs la compréhension de l'Histoire). Commémoratives n'est pas l'adjectif permettant de recouvrir l'étendue du phénomène. On trouvera très souvent les hommages aux héros de la résistance. «Ici mourut X, le 13 mai 1944, sous les balles ennemies»,... Il y a même un site qui les répertorie à Paris. Mais nous sommes loin du compte, parce que souvent le propos est plus léger, disons : moins dramatique. Où l'on apprend qu'un auteur est né dans cette maison, qu'un autre (un scientifique) a étudié dans ce lycée, que B a séjourné de mai à juin 1895 dans cette demeure, que C a écrit là un célèbre roman. On remarquera que parfois on tombe dans une futilité qui n'est pas exempte de prétention malicieuse (et les plaques sont alors comme ces photos qu'affichent certains restaurants pour signaler qu'y est venu manger tel artiste, mieux : tel vedette (pour user d'un vocable désuet, clin d'œil à Barthes)).

    Ainsi pourait-on, pourquoi pas ? sillonner certaines cités selon les ponts de chute répertoriés d'un lever de tête régulier vers les morceaux de marbre qui nous rendront tout à coup plus savants. Plutôt qu'une promenade des églises, un cartographie des plaques. Peut-être est-ce déjà fait, dans l'annexe d'un guide quelconque. Des sites existent. Il y a certes, parfois, des découvertes surprenantes (de savoir, par exemple, que Dostoïevski écrivit en partie les Frères Karamazov non loin des Jardins de Boboli, à Florence : on se sent si loin de la raideur florentine en lisant ce roman qu'on saisit bien chez l'auteur un bouillonnement imaginaire pouvant s'abstraire du monde environnant. Un anti-Proust radical) mais, dans l'ensemble, nous restons dans une sorte de silence qui finit par faire de ces plaques des formes vides. Parce que le temps a passé et que ces inscriptions sont le plus souvent le signe même d'un dépassement du moment auquel on voudrait nous raccrocher. Parce que le caractère anecdotique du propos neutralise l'effet (escompté ?). Y est né dans cette maison, il y a (je calcule) cent huit ans. Je connais son nom. Je regarde la façade : une bâtisse sans intérêt particulier, un logement collectif dont j'imagine qu'il a été mainte et mainte fois retapé, dont les cadres sociologique, économique, culturel n'ont sans doute plus rien à voir avec ceux dans lesquels est apparu le grand homme. Idem pour la demeure où Z passa cinq semaine en villégiature. Je regarde. Et après ? Toutes ces plaques sont là pour signifier en creux qu'il ne reste plus rien. Une sorte de prestige en toc bien dans l'évolution du XXe. Un théâtre du faux.

    L'an passé, j'ai logé par hasard dans un hôtel où avait séjourné Wagner. Pour avoir conservé l'inscription qui mentionnait cet événement, on aurait pu supposer que les propriétaires voulaient en tirer une certaine gloire ; et, en pénétrant dans le hall, j'ai un temps espéré quelques échos des Nibelungen : une gravure, des photos, un poster, que sais-je ? Des noms de chambres tétralogiques. Rien. Évidemment. Rien. La banalité connue d'un lieu où le fantôme de Richard ne risquait pas de planer.

    Le ridicule de cette inflation murale est là : il s'agit moins de construire un sens que d'étiqueter la ville dans un carnaval mémoriel où l'on pourra mêler : les morts, les drames, l'art, les voyages, les naissances, les héros, les illustres inconnus... Nous ne sommes pas très éloignés, je crois, de la mode des cimetières. Le Père-Lachaise comme logo-rallye. Plaques de rue, stèles funéraires. Même puzzle au goût amer...